Le patron de Google, Eric Schmidt, a créé une belle effervescence cet été, lors d'une conférence technologique réputée, en Californie, Techonomy. Il a en effet déclaré, à propos de la manière dont Internet devrait évoluer dans les années à venir : « La seule façon de faire pour qu'il fonctionne de façon transparente est d'en finir avec l'anonymat. » Pour être plus clair encore sur l'obligation, selon lui, d'identifier individuellement les internautes, il précisait :
« il nous faut un service qui vérifie l'identité des gens. De toute façon, les gouvernements le réclameront bientot. »
Ces propos ont sérieusement choqué ceux qui pensaient que l'anonymat était l'une des caractéristiques fondamentales du Web et qu'il devait le rester. Convaincus que c'est grâce à lui que le Web a su conquérir, en seulement vingt ans, 2 milliards d'utilisateurs. Un tiers de la planète.
Les remarques d'Eric Schmidt sont d'autant moins passées inaperçues que l'homme n'est pas seulement le PDG du principal moteur de recherche en ligne et, à ce titre, probablement le plus grand collecteur d'informations personnelles au monde. Il est aussi membre du club très restreint des conseillers technologiques du président Barack Obama. Un personnage influent, donc, et à l'évidence bien informé des intentions des grands de ce monde.
Ainsi, selon Human Rights in China, une ONG fondée par des étudiants chinois, un haut dignitaire du régime, Wang Chen, directeur du State Council Information Office, a récemment prévenu de la fin prochaine de l'anonymat sur Internet en Chine. « Nous ferons un système d'identification réelle sur Internet le plus vite possible », aurait-il annoncé aux députés chinois.
Si une telle prise de position ne peut totalement surprendre de la part d'un gouvernement qui censure et surveille déjà largement le Web dans son pays, on s'attendait moins à ce que la même préoccupation soit exprimée par le gouvernement américain.
C'est pourtant ce qui s'est passé, en juin dernier, lorsque Howard Schmidt (un homonyme sans lien de parenté avec le patron de Google), le nouveau responsable de la sécurisation d'Internet à la Maison-Blanche, a proposé le déploiement d'un système « d'identification volontaire et vérifiée ». Celui-ci serait basé sur la possession d'une carte à puce capable d'identifier l'empreinte digitale de l'internaute. Qui devrait ainsi montrer patte blanche, via un lecteur relié à son ordinateur, à chaque fois qu'il se connecterait à Internet.
Officiellement, pour le gouvernement américain, l'objectif est moins de surveiller l'activité en ligne de ses concitoyens que de lutter contre la cyberdélinquance. Mais le résultat est le même.
Pour les détracteurs du projet - et ils sont nombreux parmi les associations de protection de la vie privée -, une telle carte pourrait vite évoluer. Simple moyen d'identification au début, elle pourrait se transformer un jour en « cyberpermis de conduire », un examen qu'il faudrait réussir (en fonction de quels critères ?) pour être admis à surfer sur le Net…
Face à la levée de boucliers déclenchée outre-Atlantique, la question qui se pose est de savoir quelle est vraiment la motivation du gouvernement américain pour s'aventurer sur un terrain aussi glissant. Si l'on peut écarter d'emblée les motivations politiques, à la chinoise, les raisons de type sécuritaire, pour limiter les dangers du cyberterrorisme, peuvent être rejetées de façon tout aussi certaine.
Rien de plus simple en effet, pour un internaute un peu averti, de s'équiper des logiciels nécessaires pour tromper n'importe quel serveur concernant la localisation exacte de son ordinateur. Le fait qu'il ait à s'identifier - sous une identité qui d'ailleurs pourrait être usurpée -ne change rien à son éventuelle capacité à lancer des cyberattaques, sans risquer d'être inquiété. La seule solution pour lutter contre cette délinquance, qui cherche à détruire tout ou partie du fonctionnement du réseau ou à pirater des serveurs d'entreprises ou gouvernementaux, est que les serveurs qui administrent le trafic soient dotés des logiciels adéquats. Ce qui n'est qu'à peine ébauché actuellement.
Reste donc, pour le gouvernement américain, les raisons « commerciales ». L'économie américaine, plus que n'importe quelle autre, est organisée en fonction d'Internet. Elle est devenue particulièrement dépendante du bon fonctionnement du réseau et surtout de la confiance qu'il inspire aux internautes consommateurs. Les banques, par exemple, ont tellement licencié et supprimé d'agences qu'elles ne seraient pas capables de faire face si leurs clients, perdant confiance dans la banque en ligne, retournaient faire la queue au guichet. Les secteurs du tourisme (agences de voyages en ligne), du commerce de détail (cybermarchands), des transports (livraisons à domicile), pour ne citer qu'eux, se sont massivement réorganisés en fonction de ce qu'apporte le réseau.
Il devra d'autant plus inspirer confiance que la révolution de l'informatique nomade s'annonce, qui rendra encore plus nécessaire une confiance réciproque entre marchand et consommateur.
D'ailleurs la présentation d'Howard Schmidt était bel et bien effectuée dans cette logique : la future « carte d'identité Internet » a pour but de garantir une identification certaine pour accéder à des services marchands, dans une confiance réciproque.
Le gouvernement américain - et l'on peut penser que la plupart des autres pays présents sur Internet avec lui -proposera donc bientôt à ses concitoyens d'échanger de l'anonymat contre de la confiance.
Malgré sa logique, ce deal ne sera pas si simple à faire passer. On peut donc s'attendre, dans les mois qui viennent, à ce que de plus en plus de responsables économiques et politiques influents, comme celui de Google, se livrent à un travail de persuasion pour préparer les esprits.
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