TOUT EST DIT

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dimanche 6 mars 2011

Méditerranée, miroir du Monde

L’onde de turbulences sociopolitiques qui secoue actuellement les pays arabes prend de l’ampleur. Elle repositionne la région Méditerranée/Moyen-Orient au cœur de l’actualité internationale sans que le conflit du Proche-Orient en soit le premier moteur.

Deux grands constats stratégiques doivent être proposés.

Premier constat stratégique, les puissances de ce Monde sont toutes présentes en Méditerranée.
Il serait faux de croire que les pays arabes sont uniquement tournés vers l’Europe ou les Etats-Unis. Cela fait plusieurs années que les relations se densifient avec les BRIC (Brésil, Chine, Inde et Russie) dans le vaste mouvement Sud-Sud qui s’opère. Surfant sur la recomposition de la carte géoéconomique mondiale, les pays méditerranéens ont donc développé des politiques étrangères multidirectionnelles et diversifié leurs rapports commerciaux internationaux [1].

A ce titre, il est frappant mais pas étonnant de constater que tous les grands Etats et leurs décideurs politiques en particulier, où qu’ils se trouvent, suivent de près la tournure des événements dans le monde arabe et semblent embarrassés par cette soif de libertés qui galvanise des populations trop longtemps opprimées.

[1] Confluences Méditerranée, « La Méditerranée sans l’Europe »,
n°74, L’Harmattan, automne 2010.

L'Europe est triplement en panne

Cette inquiétude face à des révoltes qui transforme un statu-quo insoutenable mais qui semblait si confortable vaut d’abord pour les dirigeants des pays arabes voisins, perplexes sur l’avenir de leur propre sort, et pour l’Europe, enrhumée cet hiver par le vent du changement soufflant à sa périphérie méridionale. Le dilemme n’est pas mince pour l’Europe : doit-elle privilégier la stabilité de son voisinage pour défendre ses intérêts ou viser à promouvoir ses valeurs ?

Bien que des annonces soient faites pour accompagner les transitions qui se dessinent avec difficultés, l’ennui, c’est que Europe est triplement en panne :politiquement (manque d’ambition et trop peu d’intégration malgré le traité de Lisbonne), économiquement (impact de la crise financière et dettes publiques) et géographiquement (controverses autour des limites symbolisées par le cas de la Turquie). Ces faiblesses ajoutées aux errements de l’Union pour la Méditerranée (UpM) n’ont rien de favorable pour le dialogue euro-méditerranéen.

Soyons certains cependant que la conditionnalité de l’aide fera son retour dans les discussions à venir à Bruxelles et que la méfiance des populations du Sud vis-à-vis des pays européens, France en tête, s’est notablement accrue ces dernières semaines. On peut vouloir « refonder » l’UpM mais on doit aussi tenir compte du nouveau paysage régional qui se dessine et des déceptions immenses qui planent sur les relations entre les pays arabes et l’Europe. 

Chine et Russie inquiets des révolutions arabes

Evidemment, les Etats-Unis, dont on ne cessera jamais assez de répéter qu’ils demeurent la première puissance dans la zone Méditerranée/Moyen-Orient, sont très présents et il faut reconnaître à l’Administration Obama un certain degré de compétences et d’audaces que les gouvernements européens ne savent pas toujours mobiliser face aux soubresauts actuels. Le soutien aux processus démocratiques apporté par Washington avec finesse doit être souligné. Sachons néanmoins relier cette hyperprésence américaine à la préservation de ses propres intérêts et ceux d’Israël évidemment, objectifs qui ne sont par forcément convergents.

Mais l’inquiétude vaut aussi pour les dirigeants en Chine, qui observent attentivement la tournure de
ces contestations [1]. Celles-ci interrogent la pérennité du « consensus de Pékin », ce modèle consistant à stimuler l’ouverture économique internationale tout en maintenant une rigidité politique forte en interne.
Suffisamment de facteurs peuvent faire craindre à la Chine de vivre à moyen-terme un tel scénario de protestations sociales, économiques et politiques.

A cette préoccupation s’ajoute l’ancrage bien réel de la Chine dans une région qui lui fournit une part importante de ses approvisionnements énergétiques et qui consomme de plus en plus les produits manufacturés que Pékin met abondamment sur le marché mondial. Nul ne saurait ignorer le développement des investissements et la stratégie financière déployée par la Chine en Méditerranée, rive Sud comme rive Nord. Il n’est pas non plus anodin de voir l’armée chinoise venir rechercher une diaspora estimée à près de 30000 personnes [2] sur le sol libyen, en proie à des combats importants ces jours-ci.

[1] Fiona Hill, « How Russia and China See the Egyptian
Revolution », Foreign Policy, 22 février 2011. 

[2] “Setting sail for
Libya”, The Economist, 1er mars 2011.

Le Brésil attentif

La Russie aussi semble préoccupée pour les mêmes raisons : la chute de régimes dans le monde arabe risque de compromettre des contrats d’armement et de donner des idées aux peuples qui ceinturent au Sud la Fédération russe. De telles convulsions sociopolitiques à leurs marges immédiates, ni la Russie ni la Chine ne le tolèrent. Les répressions récentes en Tchétchénie ou dans la province du Xinjiang en témoignent.

Le Brésil également regarde avec prudence ce qui se déroule dans la région Méditerranée/Moyen-Orient. Après avoir dopé sous les deux mandats de Lula son ancrage dans la zone en multipliant les dialogues politiques et les prises de positions commerciales, Brasilia semble désormais plus soucieux de conduire une
politique étrangère tenant davantage compte du respect des droits humains depuis l’arrivée début janvier 2011 de Dilma Roussef à la présidence [1].
En outre, le Brésil semble avoir pesé d’un poids certain pour faire reporter le 3ème Sommet entre pays sud-américains et pays arabes qui devait se tenir à Lima, au Pérou, le 16 février 2011 [2].

[1] « Governing Brazil : a promising start »,
The Economist, 19 Février 2011, p. 13.

[2] Jean-Jacques Kourliandsky, « Monde arabe et Amérique latine : un
moment de vérité », Affaires stratégiques, IRIS, 15 février 2011. Voir
aussi Gabriel Elizondo, « Latin
America's sudden silence on Gaddafi », Al-Jazeera, 25 Février 2011. 

Rôle d'Internet et des réseaux sociaux

Deuxième constat stratégique, la Méditerranée est prise dans les tourbillons du Monde et incarne ses failles émergentes.

Le rôle joué par Internet et les réseaux sociaux type Facebook paraît fondamental. L’accès et le partage des informations depuis son écran d’ordinateur ont branché des milliers d’individus sur l’extérieur et des espaces d’expression où la censure ne sévissait pas. Ces idées et ces informations remuées en cliquant sur sa souris ont perturbé le dispositif de sécurité traditionnelle des régimes. Bien que cela soit difficilement quantifiable, force est de reconnaître que cette agitation immatérielle lancée à travers Internet a servi de catalyseur à la contestation dans la rue, devenue alors plus populaire et plus globale [1].

Ensuite, et bien que le problème de l’emploi soit central parmi les raisons qui expliquent les secousses de la zone Méditerranée/Moyen-Orient, il faut insister sur la très forte hausse des denrées alimentaires mondiales [2].

Cette nouvelle crise s’explique par la combinaison de plusieurs facteurs et précisément parce que les interdépendances sont devenues globales [3]. Des accidents climatiques et de la spéculation d’un côté sur le Globe peuvent mettre en danger des pays situés sur de toutes autres latitudes. Ainsi de la sécheresse en Russie, premier fournisseur de blé pour l’Egypte, grand consommateur mondial.

Les pressions actuelles sur le pouvoir d’achat des populations méditerranéennes expliquent en
partie les soulèvements [4]. Depuis plusieurs années, la dépendance aux marchés internationaux s’accroît
dans la majorité des pays arabes, dont l’une des priorités est d’assurer la sécurité alimentaire notamment des villes pour y acheter en quelque sorte la paix sociale. Les céréales symbolisent toute cette problématique [5] : l’Afrique du Nord, du Maroc à l’Egypte, regroupe ainsi 2% de la population mondiale mais polarisent 18% des achats mondiaux de blé en moyenne annuelle depuis près d’une décennie. Quand le prix des matières premières explose, et que les subventions publiques ne suffisent pas à atténuer l’inflation [6], l’accès à l’alimentation est contrarié pour les ménages dont les dépenses en nourriture représentent encore de 30 à 50% de leur budget mensuel. La situation se tend inévitablement et la vulnérabilité alimentaire [7] déclenche alors de la colère. Et certains, pauvres ou fragilisés, n’hésitent alors plus à descendre dans la rue exprimer bruyamment une panoplie de mécontentement sur cette vie chère et sur ces inégalités qui se creusent.

En Tunisie comme en Egypte, on a réclamé à la fois de la liberté et du pain [8]. Parler d’émeutes de la faim serait excessif, mais ignorer la variable alimentaire serait une grave erreur. C’est le caractère géopolitique des questions agricoles qui vient ici de s’affirmer et qui pourrait se renforcer davantage avec la hausse en cours du prix du pétrole [9].

Certains pays l’ont compris : ainsi le Maroc qui accentue actuellement son dispositif pour apaiser les tensions économiques et sociales [10].

[1] Julien Saada, « Révoltes dans le Monde arabe : une révolution Facebook ? »,
Observatoire sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord de la chaire Raoul
Dandurand, 1er février 2011. Il est intéressant de noter que Weibo, la version
chinoise de Twitter, est pour sa part sous le contrôle des autorités en Chine.

[2] Selon la Banque mondiale, 44 millions de
personnes dans le Monde sont tombés dans la pauvreté depuis le mois de juin
2010, sous l’effet de la hausse rapide des prix alimentaires (le blé a doublé
entre juin 2010 et janvier 2011).  Voir « Food Price
Watch », Banque mondiale, Février 2011.

[3]  The Economist, « A special report on feeding the world »,  26 Février 2011.

[4] Josette Sheeran, « Le rôle de l’alimentation dans les troubles sociaux au
Moyen-Orient », communiqué de presse de la Directrice Exécutive du Programme
Alimentaire Mondial (PAM) du 7 février 2011. Voir aussi Paul Krugman « Droughts, Floods and Food », The
New York Times, 6 Février 2011.

[5]
Sébastien Abis, « L’Afrique
du nord face à la dépendance céréalière », note d’alerte du CIHEAM
n°71, janvier 2011.

[6] World Bank, « Egypt’s Food Subsides : benefit
incidence and leakages », Septembre 2010. Dans ce document, on peut lire que l’Egypte a consacré 2%
de son PIB aux subventions alimentaires (essentiellement le pain baladi, dont
peuvent bénéficier plus de la moitié de la population) en 2005 et en 2009,
contre 0,8% en 2000. En calculant ces pourcentages avec le PIB total de
l’Egypte, les sommes mobilisées pour ces subventions stratégiques ont ainsi
atteint environ 0,8 milliards de dollars en 2000, 1,8 milliards de dollars en
2005 et près de 3,8 milliards de dollars en 2009.

[7] Les disparités de richesse en milieu urbain
se développent et la sécurité alimentaire (ici essentiellement sous l’angle de
l’accessibilité) varie fortement selon les catégories socio-économiques. Voir “State of the World’s Cities 2010/2011.
Bridging the urban divide”, UN-Habitat, Nairobi, 2010.

[8] Steven Laurence Kaplan, « De 1789 à l’intifada égyptienne, le pain
reste le symbole de la contestation sociale », Le Monde, 8 février
2011.

[9] David & Eric
Coffin, « Tensions in Arab Street and
its impact on food prices”,  in
CommodityOnline, 28 février 2011.

[10] Le Royaume du Maroc, par la voie de son
premier ministre Abbas el Fassi, a annoncé le 15 février qu’il doublait ses
engagements dans la Caisse de compensations chargée de subvenir aux producteurs
de sucre, d’huile, de farine et de gaz. Le montant prévu pour 2011 s’élève
désormais à 32 milliards de dirhams (environ 2,9 milliards d’euros), soit 4% du
PIB national prévu cette année. 

Les frustrations des mondes intérieurs

Enfin, les frustrations émanent aussi des mondes intérieurs. Oubliées par les pouvoirs, délaissées par les investisseurs, les zones rurales se sont progressivement coupées de villes littorales ouvertes sur la globalisation et marchant vers la modernité. La pauvreté dans le Monde et en Méditerranée est d’abord localisée dans les campagnes, où ce sont les femmes et les jeunes qui sont le plus touché par ce phénomène [1].

Tout comme la segmentation spatiale en milieu urbain, cette cassure territoriale est source d’instabilités  [2].
L’apparition de troubles publics surgit alors à plus forte raison que les frustrations territoriales de ces ruraux enclavés se combinent avec les colères sociales urbaines. C’est quand Sidi Bouzid et Tunis se sont reconnectés que la révolte en Tunisie a pris les traits d’une révolution. L’exemple tunisien doit nous alerter. Car la planète n’est plus fracturée entre des Nords et des Suds, mais bel et bien entre des mondes urbains globalisés et des mondes ruraux isolés. La rupture entre ces deux mondes, qui ne se connaissent plus, peut
engendrer de la méfiance et des désordres. N’est-ce pas aussi pour cela que les dirigeants chinois scrutent l’horizon volatil méditerranéen ?

[1] Fond international du Développement Agricole
(FIDA), « Rapport sur la pauvreté
rurale 2011 », FIDA, Rome, 2010.

[2] Entretien avec Mohamed Elloumi, « Tunisie : pourquoi c’est à Sidi Bouzid
que tout a commencé », Agrobiosciences, 18 janvier 2011.

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