TOUT EST DIT

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mercredi 27 octobre 2010

L'oubli des autres

Il y a oubli et oubli. Soit on ne se souvient de rien : toute trace est effacée, toute mémoire anéantie sans retour. Soit on détourne seulement son attention : on omet, on néglige, on efface temporairement. Cette dernière sorte d'oubli se trouve au coeur de notre actualité. Non seulement parce qu'un événement chasse l'autre, dans un tourbillon devenu habituel, mais parce que la situation de la France semble laisser dans la brume le reste du monde. On se soucie de notre carburant pour les vacances, pas du choléra en Haïti ni des embarras d'Obama. Depuis le conflit des retraites, on dirait que nous sommes seuls au monde, sans lien avec l'Union européenne ni les réalités de la globalisation.

Plus encore, au sein de la République, l'inattention des uns pour les autres atteint des sommets. Les experts oublient ce que vivent les gens quotidiennement, les gens de leur côté oublient que le monde s'étend plus loin que leur périmètre familier. Le gouvernement fait comme si les manifestants n'existaient pas, les syndicats ne se soucient guère des usagers ni des contrecoups économiques de leurs actions. Tous se retrouvent d'accord pour ne pas souffler mot de la profonde dégradation de l'image du pays sur tous les continents. La France parvient à donner le spectacle rarissime d'une nation tout à la fois fermée, divisée, obsédée, crispée, instable… Une exception !

Sans doute dira-t-on qu'un repli sur soi, par temps de crise, n'a rien d'exceptionnel. Pareil oubli des autres est malgré tout curieux chez un peuple qui passe pour avoir le goût de l'universel et le sens des droits de l'homme. C'est bien ici que naquirent et le contrat social et l'idée d'une place de la Concorde. Plus profondément, cet oubli semble également fort éloigné de l'esprit européen : on se souvient qu'Hérodote et les historiens grecs, loin de mépriser les Barbares, s'intéressaient passionnément aux Egyptiens, aux Perses, aux Scythes. A leur suite, l'Europe a continûment travaillé à connaître les autres - et pas seulement pour les coloniser, voyez les ethnologues. Dans l'oubli d'aujourd'hui, c'est donc une ancienne continuité qui s'interrompt.

Plus encore, notre soudaine cécité laisse de côté une évidence philosophique majeure : l'oubli des autres revient à l'oubli de soi. Ne plus les voir, c'est se perdre de vue. Pas seulement en raison des relations innombrables qui nous rendent interdépendants financièrement, énergétiquement, alimentairement - entre autres. Plutôt parce que - de façon principielle, fondatrice et constitutive -, nous sommes issus des autres et liés à eux. Toute la pensée contemporaine, selon des modalités multiples, n'a cessé de l'expliquer. Husserl souligne combien la subjectivité est d'abord intersubjectivité. Levinas montre comment c'est seulement par l'autre - et face à lui, confronté à son visage -que je peux devenir homme. Merleau-Ponty souligne que « notre rapport au social est, comme notre rapport au monde, plus profond que toute perception expresse ou que tout jugement ». Ricoeur suggère de considérer - c'est le titre d'un de ses meilleurs livres - « Soi-même comme un autre ».

Chaque fois, si les oeuvres sont dissemblables, leur leçon va dans le même sens : l'altérité est fondatrice de mon identité. En ce sens, toute xénophobie est une egophobie. Tout oubli des autres est inattention à soi. Et tout égoïsme bien ordonné commencera par se soucier d'autrui, sous peine de ne même pas soupçonner ce que « soi » peut vouloir dire.

Sans doute est-ce à cette lumière qu'il faut reconsidérer la crise française actuelle : dans la présente indifférence envers le reste du monde, dans cette surdité des uns envers les autres, il s'agirait moins d'un repli sur soi que d'une perte de soi-même. Comme si nous ne savions plus très bien ni qui nous sommes ni ce que nous voulons faire ensemble. Comme si notre place dans le concert des nations était devenu obscure, et peu visibles les buts que nous souhaitons atteindre. Le retour des lumières serait une bonne nouvelle.

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