Ami personnel de George Bush père, James Baker était le patron de la diplomatie américaine en 1989. Il explique au «Figaro Magazine» le rôle déterminant joué par les dirigeants politiques de l'époque dans la chute du communisme.
En novembre 1989, quelques heures après la chute du mur de Berlin, Vernon Walters, ambassadeur des Etats-Unis en Allemagne, disait : «Nous avons gagné la guerre froide.» Elle a vraiment été gagnée ce jour-là ?
James Baker - Je dirais que les valeurs et les principes occidentaux ont eu le dessus. Au fond, c'est une discussion assez stérile. Dans ce pays, il est clair que les gens ont le sentiment de l'avoir gagnée, que les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux l'ont gagnée à travers ces quarante ans. Je ne dirais pas que la victoire a été remportée en cette année 1989. Elle est à mettre au crédit de beaucoup de gens qui ont fait triompher la liberté, la démocratie et l'économie de marché. Ce sont d'abord les nations captives d'Europe centrale et orientale qui ne se sont jamais soumises ; ensuite la constance de nos alliés, notamment les principaux leaders des nations occidentales quel que soit leur parti politique - aux Etats-Unis, des présidents démocrates et républicains, en France, des gaullistes et des socialistes, comme au Royaume-Uni des travaillistes et des conservateurs, et en République fédérale d'Allemagne des sociaux-démocrates et des chrétiens-démocrates.
Vous êtes devenu secrétaire d'Etat précisément en 1989, vous attendiez-vous à un tel bouleversement en prenant vos fonctions ?
En arrivant à la tête de la diplomatie en janvier, je n'aurais jamais pu imaginer que le mur de Berlin serait tombé avant la fin de l'année et que l'on pourrait circuler librement d'Est en Ouest. Quant à imaginer qu'à la fin de 1991, l'Union soviétique aurait implosé... Et franchement, nous n'étions pas les seuls. Si vous vous plongez dans les archives des différents acteurs de l'époque - Gorbatchev, Bush, Mitterrand, Kohl... -, il est clair que les choses avaient commencé à bouger à une vitesse surprenante.
En 1987, à Berlin, Ronald Reagan a prononcé la célèbre phrase : «M. Gorbatchev, abattez ce mur !» C'était un coup de poker ou y croyait-il vraiment ?
J'appartenais à l'Administration Reagan. J'étais secrétaire au Trésor. On avait la certitude que nos valeurs triompheraient parce qu'il est difficile de refuser la liberté aux gens. Quand j'ai dit que le mérite de la fin du communisme revenait à beaucoup de gens, il faut associer Gorbatchev et Chevardnadze. S'ils n'avaient pas renoncé à la force pour maintenir l'empire, le scénario eût été tout autre. Bien sûr que Reagan a joué un rôle, mais n'oubliez pas celui de George Bush père, qui a géré cette fin de partie en expert. La guerre froide ne devait pas obligatoirement se terminer aussi pacifiquement, elle aurait pu se terminer dans un « big bang ».
Qu'est-ce qui a provoqué l'écroulement du communisme ?
Un défaut fondamental dans la philosophie et dans le système : l'absence de liberté de la presse, de liberté de se réunir, de liberté de s'opposer politiquement. En plus de tout cela - et les responsables communistes de ces années-là l'avaient compris -, le système économique ne pouvait pas concurrencer la libre entreprise et le marché. L'Etat n'arrive pas à la hauteur de ce que les entreprises privées sont capables de faire.
Comment avez-vous appris la chute du Mur ?
C'était pendant un déjeuner officiel au 8e étage du Département d'Etat à Washington avec la présidente philippine Corazon Aquino. Un de mes assistants m'a apporté une note qui m'avertissait que les autorités est-allemandes venaient d'annoncer qu'elles accordaient la liberté de mouvement aux citoyens entre Berlin-Est et Berlin-Ouest. C'était une nouvelle époustouflante ! J'ai lu la note à voix haute. J'ai proposé un toast à la liberté et aux nations captives d'Europe centrale. Puis j'ai présenté mes excuses à mes invités et j'ai filé à la Maison-Blanche pour y retrouver le Président. J'ai passé le reste de la journée avec lui à tâcher de définir notre réaction aux événements. Souvenez-vous que la déclaration de George Bush a été très mesurée et pleine de retenue. Il a été beaucoup critiqué pour ça. Pourtant c'était, sans le moindre doute, la réponse et le ton qu'il fallait. Nous avions encore tant de dossiers à traiter avec l'Union soviétique. Et comme le Président l'a dit lui-même, ce n'était pas le moment de «danser sur le mur». A l'époque, nous soutenions de toutes nos forces les réformes de Gorbatchev et de Chevardnadze parce que nous pensions qu'elles allaient dans le bon sens. Nous ne voulions pas faire la moindre déclaration qui aurait pu saper leurs positions. D'ailleurs, le coup d'Etat mené contre lui en 1991 par les « durs » a montré que nous avions vu juste. L'issue pacifique du communisme a donné raison au président Bush.
Quelle a été votre priorité politique le 9 novembre ?
Pas d'arrogance, pas de triomphalisme, ne pas humilier les Soviétiques : c'était notre priorité. Ce n'est que deux ou trois jours plus tard que nous avons pensé à la réunification de l'Allemagne. Après tout, les alliés avaient soutenu cette issue pendant quarante ans. Mais personne n'avait envie d'aller trop loin et trop vite sur cette route. On peut le comprendre. L'histoire nous enseignait que l'Allemagne avait commencé deux guerres pendant ce siècle et que ses troupes avaient occupé une bonne partie de l'Europe occidentale.
Avez-vous dû faire de la médiation entre Français et Britanniques d'un côté et Allemands de l'autre ?
Le président Mitterrand était effectivement réticent au départ avant de se résoudre à l'idée de l'unité de l'Allemagne. Les Etats-Unis ont aidé à aplanir le problème. Mais, franchement, sa proximité et son amitié avec Helmut Kohl ont pesé plus lourd dans son changement d'attitude. Sans oublier son engagement personnel dans le projet européen. Il a compris assez vite que s'il aidait le chancelier à unifier l'Allemagne, cela ferait de lui en contrepartie un partenaire fiable vers l'intégration européenne.
Margaret Thatcher était encore plus réticente. Mais nous, Américains, n'avions pas ces réticences-là. Avions-nous peur que l'histoire se répète ? Non, nous ne le pensions pas. Mais la préoccupation des Européens était compréhensible. Nous n'avions pas été occupés. Notre priorité était que l'Allemagne réunifiée ne devienne pas un Etat neutre au cœur de l'Europe. Quand Helmut Kohl a pris l'engagement devant le président Bush que l'Allemagne unifiée serait membre de l'Otan, nous lui avons dit qu'il aurait tout notre soutien. Ce double engagement a été tenu. En fait, c'était un devoir envers l'Allemagne.
Mais Gorbatchev n'en voulait pas. Il a même dit récemment que les Etats-Unis avaient promis de ne pas étendre l'Otan au-delà de la RFA...
Ce n'est pas vrai ! Nous avons eu une discussion avec lui uniquement sur l'Allemagne de l'Est, jamais sur les autres Etats. Et même sur ce point, il n'a pas fait d'objection. Si, à l'époque, il avait insisté devant nous et devant Kohl pour que l'ex-RDA ne soit pas dans l'Otan, s'il avait dit «c'est à prendre ou à laisser», il l'aurait peut-être obtenu. Mais il ne l'a pas fait. Nous n'avons concédé qu'une chose : qu'il n'y ait pas d'autres troupes que la Bundeswehr sur le territoire est-allemand. Et Gorbatchev a accepté le marché. Il a même laissé son ministre des Affaires étrangères signer un document qui l'entérine. Comment peut-il affirmer aujourd'hui que nous avons fait une telle promesse ? C'est du révisionnisme.
Gorbatchev avait renoncé à utiliser la force. Avez-vous craint néanmoins une réaction violente de l'URSS ?
Quand Schabowski a annoncé que les gens pourraient sortir librement et que ceux-ci ont commencé à s'amasser devant les postes-frontières à Berlin, personne ne savait si les soldats soviétiques allaient vraiment rester dans leurs casernes. Mais laissez-moi insister sur un point : Gorbatchev et Chevardnadze seront bien traités dans les livres d'histoire car ils ont renoncé à la force pour maintenir l'Empire soviétique. Ils ont rejeté cette méthode, contrairement à ce que leurs prédécesseurs avaient fait en Hongrie en 1956 et en Tchécoslovaquie en 1968.
Des historiens disent qu'ils n'avaient pas le choix tant le financement de la perestroïka dépendait des prêts consentis par la RFA.
Il est évident que l'URSS cherchait des fonds à l'époque. Et, à l'instigation d'Helmut Kohl, la Dresdner Bank avait accordé d'importants crédits à Moscou. A l'époque de la guerre du Golfe, quand nous voulions éviter un veto à l'ONU, je leur ai moi-même trouvé 15 milliards de dollars auprès des Saoudiens ! Nous voulions que Gorbatchev réussisse. Nous avons travaillé dur, main dans la main avec lui.
D'où est venue l'idée de la conférence «2 + 4», qui réunissait les deux Allemagnes et Etats-Unis, URSS, Grande-Bretagne et France pour régler l'unification allemande ?
C'est une idée du Département d'Etat. Les Soviétiques tenaient beaucoup à régler cette question dans le cadre des quatre puissances. A un moment donné, alors que je négociais la mise en place de cette conférence, le président Bush m'a appelé en me disant que Kohl n'était pas chaud pour cette formule. J'ai appelé Genscher (le ministre des Affaires étrangères ouest-allemand, ndlr) et je lui ai dit de prévenir Kohl que le Président allait lui téléphoner. Le chancelier a dit au Président qu'il approuvait cette démarche sans réserve. Parfois, les relations directes sont préférables aux entourages... Et j'ai découvert combien il était important qu'un secrétaire d'Etat ait un lien d'amitié avec le Président. Si cela n'avait pas été le cas, il aurait écouté ces autres sources qui lui paraissaient sérieuses. Qui sait ce qui se serait passé ?
Helmut Kohl avait quand même pris tout le monde par surprise, vous y compris, en présentant un plan en dix points vers l'unité allemande, vingt jours après la chute du Mur...
Juste avant son discours, la Maison-Blanche a été avertie que le chancelier ferait une annonce importante devant le Parlement mais sans plus de détails. On a été surpris, c'est vrai. Mais, à cette époque, il n'y avait pas deux Etats qui coopéraient aussi étroitement que l'Allemagne et les Etats-Unis. Nous avions une relation sans nuage. On a été un peu pris de court, mais cela ne nous a pas empêchés de mener cette affaire d'unification jusqu'à son terme.
Cette initiative a jeté un froid, notamment à Paris et à Londres...
Je vous le redis : on nous a notifié la déclaration du chancelier, mais nous n'avons pas été consultés. Cela n'a pas été le cas pour la France et la Grande-Bretagne, qui ont été maintenues dans une totale ignorance. Et cela a créé un problème.
Comment jugez-vous l'évolution de l'Europe centrale pendant les vingt années écoulées depuis ?
La liberté dont jouissent les habitants de ces pays est parfaite. Et ils se portent beaucoup mieux qu'en 1989, infiniment mieux ! En 1993, j'avais écrit un article dans lequel je plaidais pour que l'Otan prenne un caractère un peu plus politique et un peu moins sécuritaire. Je demandais que tout Etat de la zone eurasienne qui adopterait la démocratie et l'économie de marché devienne éligible, y compris la Russie. Cela m'a valu des critiques, notamment chez les éternels tenants de la guerre froide. L'Administration Clinton n'a pas retenu l'idée. Mais aujourd'hui, je pense que cela aurait contribué à apaiser les tensions actuelles entre la Russie et l'Ouest. Quoi qu'il en soit, je pense que les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France doivent soutenir vigoureusement les républiques ex-soviétiques qui ont fait le choix de l'indépendance. Et cela ne doit pas être lié au fait qu'elles souhaitent ou non rejoindre l'Otan ou l'Union européenne. L'indépendance n'est pas négociable.
dimanche 1 novembre 2009
James Baker : «La guerre froide aurait pu se terminer en big bang»
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire