Les «produitsculturels» les plus vendus en France sont des jeux vidéo, les premiers «ordinateurs» s'adressent aux enfants de 3 ans et des télévisions diffusent des émissions destinées aux bébés de 6 mois… Enquête sur les véritables effets des écrans sur les jeunes.
Mon fils a tué quarante-cinq personnes aujourd'hui. » Le père qui prononce ces paroles n'est pas effondré. Juste un peu inquiet. Son fils, Adrien, ne fait pas la une des journaux pour un fait divers sanglant. C'est un adolescent sympathique, bien dans sa peau, qui, comme tous ses copains, passe beaucoup de temps sur son ordinateur, à jouer à des jeux guerriers. «Ce que je préfère, raconte Adrien, ce sont les jeux de stratégie, où il faut conquérir des mondes. Mais j'aime aussi tirer dans tous les coins, être plus rapide que l'ennemi.» Mathilde a 9 ans. On la croirait sortie d'un roman de la comtesse de Ségur, à ceci près que, contrairement à la petite Sophie du roman, Mathilde n'a pas de poupée. «C'est pour les bébés», tranche-t-elle avec une moue dédaigneuse. Mathilde a un cheval et de jolis petits animaux aux grands yeux attendrissants. Mais c'est sur sa console Nintendo DS. Mathilde, Adrien et tous les autres vivent entourés d'écrans. Ils y communiquent avec leurs amis, ils y jouent à des jeux plus ou moins violents, s'y inventent une vie rêvée, ou s'y échangent de courtes vidéos. Le reste du temps, ils le passent devant «Secret Story» ou Plus belle la vie.
Régulièrement resurgit le débat sur la violence des jeux vidéo. Aujourd'hui, c'est la notion d'addiction qui concentre l'attention. Simplement parce que le phénomène se prête aux études scientifiques : il est quantifiable. Le mois dernier, dans les allées du Festival du jeu vidéo de Paris, les «gamistes» s'agaçaient : «Ils s'imaginent quoi, réagit Vincent, 19 ans, chemise canadienne et chaussures de montagne. Quand on tue quelqu'un dans un jeu, on fait parfaitement la différence avec le réel.» Sur chaque stand s'affichait la créativité d'un secteur en pleine expansion. Trente milliards de chiffre d'affaire annuel, et des innovations permanentes. Grand Theft Auto IV, le jeu qui a défrayé la chronique par son hyperviolence, présente des plans dignes des meilleurs réalisateurs hollywoodiens. Et Assassin's Creed II, l'une des nouveautés les plus attendues de cette rentrée, promènera les joueurs dans une Venise d'un réalisme époustouflant. De plus en plus beaux, de plus en plus précis, les jeux vidéo seront au XXIe siècle ce que le cinéma fut au XXe. Ils se mêleront aux techniques de montage d'image et aux blogs pour créer un univers où les jeunes s'inventent déjà une identité sous le regard des autres.
La France est le premier pays européen de blogs adolescents. Elle est aussi un des pays où l'on trouve une partie des meilleurs créateurs de jeux vidéo. Et si chaque fait divers réveille la polémique sur leurs effets néfastes, les écrans fascinent autant qu'ils inquiètent. Les parents sont les premiers à acheter un ordinateur à leur petit dernier de 3 ans pour qu'il «ne rate pas la révolution numérique». Mais ils s'émeuvent de voir l'aîné collé à son écran. Thibault, 14 ans, avoue avoir réduit sa consommation. Il s'en réjouit même : «La télé endort un peu, c'est plus ennuyeux. Mais maintenant, j'arrive à m'ennuyer même sur ordinateur.» Il passait huit heures par jour devant son écran, ne dormant plus que quatre ou cinq heures par nuit.
Colin, 22 ans, a dépassé le stade de la dépendance. Même si aujourd'hui il se destine à la conception de jeux, il s'est un peu éloigné «depuis que World of Warcraft a supplanté Dark Age of Camelot». Entendez : deux jeux «MMORPG» ou «massivement multijoueurs», dont le premier a connu un succès foudroyant. La caractéristique des MMORPG : le joueur se crée un personnage et se connecte pour pouvoir s'allier avec les autres ou les combattre. Des batailles s'organisent, qui rassemblent parfois trois cents joueurs. Mais surtout, le joueur qui éteint son ordinateur sait que le monde continue à vivre sans lui : la temporalité du jeu lui échappe. Colin avoue avoir joué parfois de 8 heures du matin à minuit, ou les deux mois d'été. Quant à Thibault, il raconte que certains copains ont dépensé «jusqu'à 1 000 euros par mois pour obtenir des codes donnant accès aux niveaux supérieurs».
Internet aiguiserait le sens critique
De plus en plus de psychologues tentent de dédramatiser, notamment en privilégiant la théorie des usages : les écrans ne sont pas mauvais, c'est ce qu'on en fait qui pose problème. L'argument des défenseurs des écrans est aujourd'hui résumé dans un livre paru aux États-Unis, Ce qui est mauvais est bon pour vous. La thèse : les scénarios des jeux vidéo et séries que regardent les jeunes offrent une complexité croissante, qui développerait les performances cognitives. Mieux, pour le psychologue Michael Stora, tenant de la position «moderniste», «la fréquentation d'Internet apprend aux jeunes que tout est faux. Ils acquièrent un regard critique sur le monde.» Distance et refus des modèles. Pour Christian Gautellier, vice-président du Ciem (Collectif interassociatif enfance et média), voilà bien ce qui pose problème : «Ces jeux et ces séries télé sont porteurs de valeurs qui n'ont parfois rien à voir avec celles des familles ou même celles de notre civilisation. Mais les jeunes s'approprient ces valeurs par imprégnation.» Et par le fait qu'ils sont confrontés à des situations qui ne correspondent pas forcément à leur développement cognitif, ce que Liliane Lurçat (1), chercheuse au CNRS en psychologie de l'enfant, appelle la «fusion des âges à l'ère de la télévision». Un mélange entre la banalisation de la pensée magique et une sortie précoce du monde de l'enfance.
Pire, les techniques évoluent tellement vite, et l'imprégnation a lieu désormais sur des enfants tellement jeunes, qu'il est impossible d'avoir des études fiables. Venues de Grande-Bretagne, les télévisions pour bébés de 6 mois à 3 ans, qui diffusent des programmes 24 heures sur 24, se sont imposées en France malgré l'opposition du ministère de la Culture, grâce à la législation européenne. Pour Christian Gautellier, «ce n'est pas un problème de contenu. C'est pour ça que le débat sur la violence est biaisé. La violence, c'est de mettre des enfants de cet âge devant des écrans.» L'effet de sidération se manifeste dès les premiers mois de la vie, et nul n'en mesure les conséquences. Qui analysera scientifiquement l'absence totale de compréhension que les jeunes peuvent avoir du monde qui les entoure, de ses lois scientifiques et logiques, de son fonctionnement… Bref, de notre environnement naturel et culturel ?
«Bienvenue dans le désert du réel»
«Les écrans, explique Liliane Lurçat, ne sollicitent que les sens à distance, l'ouïe et la vue. Pas les sens de proximité. Or, l'odorat, le goût et le toucher sont des sens fondamentaux. Ils sont nécessaires à un développement cognitif harmonieux. C'est par les cinq sens qu'un enfant se raccorde au réel. Hannah Arendt en faisait la condition de ce qu'elle appelait le “sens commun”.» Il suffit pour s'en convaincre d'observer un bébé qui, pour comprendre les objets qui l'entourent, pour se les approprier, les manipule et les goûte. L'enfant installé devant son écran, à quelque âge que ce soit, détruit peu à peu cette conscience profonde de son existence au monde qui naît du lien entre les perceptions sensorielles et l'intelligence. Et les essais pour développer des environnements olfactifs sur ordinateur n'y changeront rien : ils ne seront aux véritables odeurs que ce que la fraise Tagada est à une vraie fraise, un artefact qui tend à modeler notre goût, à nous faire oublier le réel.
Serge Tisseron (2) est l'un des auteurs de la pétition contre les télévisions pour bébés. Il s'alarme de cette course à la précocité qui incite les parents à équiper leurs enfants de plus en plus jeunes et suggère une règle «3-6-9-12». Pas de télévision avant 3 ans, pas de console avant 6 ans, pas d'Internet accompagné avant 9 ans, et pas d'Internet seul avant 12 ans. Une proposition franchement minimaliste, quand d'autres experts demandent instamment que soit retardée au maximum l'exposition des enfants aux écrans. C'est selon eux le seul moyen de préserver leur développement sensoriel et de lutter contre la «désertification sans précédent de l'espace réel et de tout ce qui nous entoure» qu'analysait le philosophe Jean Baudrillard. «Bienvenue dans le désert du réel», déclarait un des personnages de Matrix, film culte des amateurs de mondes virtuels. Pour eux, d'ores et déjà, «la vraie vie est ailleurs» ; ailleurs que dans la civilisation et les références qui ont jusqu'à présent structuré les sociétés humaines.
(1) «La Manipulation des enfants par la télévision et par l'ordinateur», Liliane Lurçat, Éditions François-Xavier de Guibert. (2) «Qui a peur des jeux vidéo ?», Serge Tisseron, Albin Michel.
dimanche 1 novembre 2009
Ces enfants qui ne vivent que devant des écrans
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