dimanche 25 septembre 2011
L'Etat filou
Sous le ciel plombé de la crise, le fleuve France roule des eaux fangeuses. Flottent en surface quelques gros scandales, épaves de basse époque qui exhibent à tous la décomposition morale et sociale de la nation. Un chef d'Etat tripotant, à l'Elysée, des liasses de billets clandestins, cette saynète de république bananière se serait, dans une démocratie décente, évanouie sous l'incrédulité générale. Or pas du tout !
Une séquelle d'"affaires" - depuis Elf jusqu'à Clearstream en passant par les frégates de Taïwan ou d'Arabie saoudite et les sous-marins pakistanais - a taillé à l'Etat un costard de filou. On le sait vérolé par la corruption extérieure, celle des marchés d'armes et de pétrole. On sait que, dans cette caverne d'Ali Baba aux quarante voleurs, nos princes ont prélevé leur dîme. Si bien que l'incroyable est devenu crédible : des mallettes de mauvais polar ont bel et bien circulé dans les palais nationaux. Un vieux peuple trop blasé s'en indigne à peine. Parmi les politiques, seul Bayrou se dit écoeuré !
Je ne crois pas toute notre classe dirigeante gagnée par la prévarication. La justice peut se tromper, mais la magistrature est saine. La haute fonction publique l'est tout autant, même si le "pantouflage" l'expose parfois au poison. C'est pour l'essentiel le politique qui est miné à divers étages. Ces jours-ci, à l'étage régional, avec l'affaire Guérini : sa cuisine ajoute, sur l'étouffe-chrétien marseillais de la petite et grande délinquance, sa cerise politique. Quant à l'étage national, il connaît, lui, la déchéance de la morale d'Etat.
Pendant trente ans, nos magiciens de gauche et de droite, qui n'ont cessé de faire tomber sur nous la manne d'un déficit permanent, auront de surcroît financé leurs propres campagnes de séduction avec une manne délictueuse : celle des rétrocommissions de contrats extérieurs. Ou celle de la "Françafrique".
Se faire graisser la patte par les pauvres d'Afrique grâce à l'entregent de leurs monarques, voici donc le dernier exploit d'une chronique désastreuse. Ceux qui connaissent l'Afrique soupçonnaient la pratique sans que la justice ou la presse aient jamais pu en réunir la preuve. Robert Bourgi, en "mangeant le morceau", ne l'apporte pas, mais les connaisseurs savent que son déballage méticuleux sonne vrai. Il gravera la pierre tombale de la "Françafrique" : une politique trouble scellée par l'omerta à la française.
La "Françafrique" a des reins solides. Elle a déjà évincé, sous Mitterrand et Chirac, les ministres qui voulaient sa peau. Elle résiste pour de mauvaises raisons, mais aussi pour d'autres plus avouables. La défense légitime des intérêts politique, économique, stratégique de la France l'amenait à composer avec les pouvoirs en place. Or les monarques africains entretiennent avec notre nation - en vérité, avec nos propres monarques républicains, les seuls qui comptent à leurs yeux - la sorte de liens qu'ils affectionnent : personnels, voire affectifs. Foin du Quai d'Orsay et de ses ambassades, ils veulent un contact direct avec le souverain !
Depuis de Gaulle jusqu'à Chirac, depuis Houphouët jusqu'à Bongo, la décolonisation française et son climat incestueux ont perpétué ces liens personnels qui naviguèrent entre la confiance et la complicité. Cette politique eut ses avantages et ses vices. Elle a promu, entre les monarques, des intermédiaires bien en cour, porteurs de messages et de mallettes. Le don est, en Afrique, le ciment de toute relation, et la culture du "potlatch" n'est pas d'emblée, chez le donneur, celui du pot-de-vin corrupteur. Mais elle devient vite, chez le récepteur, celle du corrompu. En les acceptant, l'Etat français a commis une faute morale.
Robert Bourgi a donc parlé. Adoubé par Foccart - le premier, sous de Gaulle, de ces messagers -, "Bob" est un Franco-Sénégalais d'une famille puissante à Dakar. Il comprend l'Afrique.
Je ne crois pas son "repentir" manipulé par le clan Sarkozy contre Villepin, tant il est évident que sa confession irait éclabousser l'Elysée, où il gardait ses entrées. Je crois plutôt que l'Afrique et la France d'aujourd'hui sonnaient le glas de ses services.
L'Afrique nouvelle, ouverte au monde, quitte l'exclusivité du tête-à-tête avec l'Hexagone. Et, de son côté, la France de Juppé tire, aux Affaires étrangères, un trait résolu sur l'inceste franco-africain. Entre ces deux pôles qui s'éloignaient, le passeur sentait du mou dans la corde à noeuds. Bourgi aura "craqué". Dans sa folle échappée vers la lumière, l'homme de l'ombre se brûle les ailes. Il incendie tout autour ses propres plantations. Son "suicide" s'enorgueillit, pour un ultime éclat, d'écraser sous le repentir un passé devenu récalcitrant.
Pitoyable, mais peut-être salutaire fin de partie ! Si seulement ce repentir-là pouvait enfin gagner notre Etat !
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