jeudi 20 janvier 2011
L'Inde émergée ou le syndrome de l'iceberg
L' Inde n'est pas en train d'émerger, l'Inde A émergé » : en prononçant ces mots devant le Parlement indien lors de sa visite à New Delhi en novembre dernier, le président américain Barack Obama a suscité une vague d'euphorie. Obama « a dit exactement ce que l'Inde voulait entendre », proclamait le « Times of India » le lendemain, tandis que les responsables en tous genres se congratulaient de voir le pays, appelé par le président américain à un partenariat susceptible de « définir le XXIe siècle », enfin reconnu comme une grande puissance.
Un certain désenchantement s'est pourtant rapidement manifesté. Englué dans une affaire d'écoutes téléphoniques liées à un monumental scandale de corruption dans l'attribution de licences de téléphonie mobile, Ratan Tata, l'homme d'affaires le plus respecté du pays, se lamentait quinze jours plus tard : « Cest une période très perturbante pour moi, car voici tout juste deux semaines, nous étions sur un sommet, avec le président Obama qui [...] parlait de nous comme ayant émergé et non pas comme d'une force émergente. Et nous voilà retombés » dans toutes sortes d'accusations -des accusations qui évoquent davantage les pays du Tiers-Monde, comme on disait jadis.
Une anecdote montre que l'Inde vit son nouveau statut de « grande puissance » avec un certain malaise. L'Agence française de développement a signé avec les autorités indiennes un accord de financement pour les énergies renouvelables... trois jours après la fin du voyage de Nicolas Sarkozy en Inde. La logique aurait voulu que le texte soit signé pendant la visite, pour démontrer l'étroitesse de la coopération entre les deux pays, mais l'Inde a refusé, redoutant de donner une image de pays sous-développé en quête d'assistance.
De fait, l'idée que l'Inde est désormais sortie de la catégorie des pays émergents est un peu hardie. Ce pays continent ressemble en fait à un iceberg : la partie émergée est beaucoup plus petite que la partie immergée. Bien réelle, la partie émergée brille de tous ses feux aux yeux du monde : c'est un secteur high-tech leader mondial de la sous-traitance informatique, des groupes industriels de premier plan capables, comme Tata, d'acheter des fleurons européens tels Corus ou Jaguar. Ce sont aussi des milliardaires qui affichent leur fortune sans complexe et des classes moyennes/supérieures qui vivent autant que faire se peut à l'occidentale dans les grandes villes du pays, où elles se livrent aux joies de la société de consommation dans des malls rutilants.
Mais loin, ou très loin de la surface, la partie immergée est beaucoup plus importante. Resté presque complètement à l'écart de la modernisation du pays, le monde rural représente 70 % de la population. Et un coup d'oeil aux palmarès internationaux est édifiant. Dans le classement 2010 du développement humain de l'ONU, l'Inde arrive au 119 e rang sur 169 pays : 51 % des actifs vivent avec moins de 1,25 dollar par jour, 62,8 % seulement de la population est alphabétisée, le PIB par habitant s'élevait à 1.017 dollars en 2008, contre 3.267 dollars pour la Chine et 8.205 dollars pour le Brésil. L'indice 2010 de la faim dans le monde établi par l'International Food Policy Research Institute place l'Inde au 67 e rang sur 84 pays en développement, loin derrière le Pakistan et de nombreux pays d'Afrique noire.
En fait, analyse Suman Bery, directeur général du think tank National Council of Applied Economic Research, « il ne faut pas oublier que l'Inde est de loin le pays le plus pauvre du G20 en PIB par habitant ». L'économiste militant Jean Drèze, grand spécialiste de la pauvreté en Inde, est plus virulent : « Si Obama voulait dire que l'Inde a émergé en tant que marché pour les Etats-Unis, il a probablement raison, lance-t-il, mais l'élite indienne a choisi de comprendre qu'il avait dit qu'elle a émergé en tant que superpuissance, c'est un de ses fantasmes favoris. Mais c'est complètement déconnecté de la réalité. »
Ce qui a changé ces dernières années, c'est peut-être surtout la vision que l'on a de l'extérieur de la réalité indienne. « Il y a dix ans, estime Suman Bery, l'Inde était perçue comme un énorme réservoir de misère humaine. Mais aujourd'hui on lui demande d'assumer des responsabilités planétaires. » Pourquoi ce changement ? D'une part, souligne l'économiste, « à cause de la population et de la croissance du pays », et d'autre part parce que l'Inde est de plus en plus vue comme un contrepoids face à une Chine qui inquiète. Mais, en réalité, le développement de l'Inde « est au tout début d'un voyage qui pourrait prendre trente à quarante ans », conclut Suman Bery.
Heureusement, l'analogie avec l'iceberg a ses limites. La tendance naturelle d'un bloc de glace flottant dans la mer est de fondre, sa partie émergée disparaissant petit à petit. Dans le cas de l'Inde, l'évolution prévisible est bien entendu inverse. Même si le chemin est long et difficile, l'optimisme et le volontarisme qui caractérisent le pays donnent des raisons d'espérer. Pour l'Inde déjà émergée, la persistance d'un immense sous-développement est presque perçue comme une chance : « Je suis partiellement d'accord avec Obama, nous avons émergé par rapport à nos taux de croissance du passé, estime Chanda Kochhar, directrice générale d'ICICI, la deuxième banque indienne, mais par rapport aux opportunités qui sont devant nous, non, nous n'avons pas émergé. Nous pouvons mener le pays à une croissance à deux chiffres et l'y maintenir pour les deux décennies à venir. Et ça va demander beaucoup de travail. » L'iceberg indien, autrement dit, finira un jour par voir sa partie émergée dépasser la partie immergée, mais ce n'est pas pour demain. Rien d'étonnant, après tout, à ce qu'il faille du temps pour renverser ainsi les lois de la nature.
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