TOUT EST DIT

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vendredi 20 août 2010

Mont-Saint-Michel, la face cachée d’une machine à fric

La célèbre abbaye normande attire plus de 3 millions de visiteurs par an. Une belle affaire que se disputent quelques familles de commerçants, habiles à tirer le maximum de chaque touriste…
Les cartes postales du Mont-Saint-Michel seront encore plus jolies. Cet été, Veolia lance le chantier des parkings, qui vont rendre l’abbaye à la mer. En 2012, au lieu de se garer au pied des remparts, les voitures seront cantonnées à 3 kilomètres de là, au lieu-dit la Caserne. Pour 8,50 euros par véhicule, les touristes auront droit à une navette gratuite vers l’île et ses célèbres escaliers. Mais, sur place, l’embellissement ne fait pas que des heureux.

Il a déclenché une guerre entre les deux nababs du commerce local, qui se partagent les quatorze enseignes de cette stratégique Caserne : Eric Vannier, maire de la commune et entrepreneur (il possède entre autres la célèbre auberge de La Mère Poulard), contre Jean-Yves Vételé, P-DG de Sodetour (hôtels et campings). Tous deux âgés de 57 ans, ils sont à couteaux tirés depuis que le point de départ des navettes a été déplacé. Au lieu de les trouver sur le parking, les visiteurs devront marcher 850 mètres. Sur un parcours qui semble calculé pour éviter les enseignes de Sodetour sans rater un seul des commerces de Vannier !

Ce Clochemerle prêterait à sourire si l’enjeu n’était pas colossal. Le Mont-Saint-Michel est l’un des vingt lieux les plus visités de notre pays, avec plus de 3 millions de curieux par an. Certains jours, plus de 20 000 touristes se bousculent dans ses rues étroites. Autant que la capacité maximale du Parc Astérix, pour un volume d’activités similaire : selon une étude menée en 2008 par le Réseau des grands sites de France, 80 millions d’euros de retombées du tourisme submergent chaque année les ­caisses de cette commune de 1 kilomètre carré, abritant 22 habitants et 99 électeurs. Car, sur le confetti normand, on crache au bassinet. Mais le rapport qualité-prix est rarement à la hauteur.
Ainsi, réserver l’une des 580 chambres d’hôtel du Mont-Saint-Michel ne garantit pas de dormir sur le rocher, car les trois quarts d’entre elles se trouvent en fait à la Caserne, sur la terre ferme. Un flou artistique souvent dénoncé par les associations de consommateurs. Bien sûr, au sommet, la visite de l’abbaye (classée au patrimoine mondial de l’Unes­-co) mérite ses 8,50 euros. Mais, autour, entre les musées sans intérêt, les gargotes dont les tarifs feraient rougir un bistrot des Champs-Elysées et les souvenirs bas de gamme, les marchands sont dans le temple.

En décrochant le marché du parking, le 6 octobre dernier, Veolia a mis la main sur un sacré magot : 40 millions d’euros pour la construction, en trois ans, puis dix années d’exploitation. Mais le géant du BTP a aussi mis les pieds dans un drôle de marigot, comme le montre la querelle sur le départ des navettes de la Caserne. Dans ce secteur surnommé Las Vegas, en raison des néons qui pullulent au bord de la route, la bataille en cours est plutôt digne d’un épisode de «Dallas». Pour calmer le jeu, François-Xavier de Beaulaincourt, patron du syndicat mixte qui pilote les travaux, explique que le déplacement de la mini-gare routière a d’abord une raison budgétaire : «Nous éco­nomisons ainsi 4,5 millions d’euros.» En raccourcissant le parcours des navettes, on a gagné plusieurs hectomètres de route et, grâce à l’accélération des rotations, la desserte nécessite un véhicule de moins, donc moins de chauffeurs. Sur dix ans, le compte y est.
Mais l’arithmétique municipale ne convainc pas le P-DG de Sodetour, qui a déposé un recours devant le tribunal administratif de Caen. «Ce projet va décourager les visiteurs, juge Jean-Yves Vételé. Les premiers garés, le matin, seront à 850 mètres de la navette, mais les derniers arrivés seront bons pour 1,3 kilomètre de marche. Pour peu qu’il pleuve, ils viendront une fois, pas deux.» D’autres opposants murmurent que le maire, proche de Nicolas Sarkozy, aurait profité des bonnes relations du chef de l’Etat avec Henri Proglio, patron de Veolia, pour obtenir un tracé piétonnier arrangeant ses ­affaires. «Il n’y a vraiment qu’en France que la réussite attire de tels soupçons, rétorque Eric Vannier. On investit plus de 200 millions d’euros pour mettre en valeur Le Mont et son environnement, l’effet sera forcément positif. Mon but n’est pas d’aller brouter l’herbe du voisin !»

Il est vrai que l’herbe en question est assez verte pour tout le monde. Et d’abord pour l’Etat, propriétaire de l’abbaye depuis la Révolution française. Certes pas en raison du loyer versé par les occupants : aux moines bénédictins, chassés en 1791, ont succédé aujourd’hui huit frères et sœurs des Fraternités monastiques de Jérusalem (une communauté active à Paris, Vézelay, Lourdes…), qui paient une contribution symbolique d’environ 1 000 euros par an.

Mais l’afflux de visiteurs compense largement la généreuse hospitalité de l’Etat laïque. «L’abbaye du Mont-Saint-Michel est l’un des cinq sites rentables sur les 95 ­gérés par le Centre des monuments nationaux», explique Jean-Marc Bouré, administrateur des lieux depuis février dernier. Pour 3 millions d’euros de charges, il aligne 9 millions de recettes, issues à 70% de la billetterie (1,2 million de visiteurs par an). Le reste : les ventes de la boutique et la location occasionnelle du site. Comptez 15 000 euros, traiteur non compris, pour une soirée de prestige (la Société générale l’an passé, par exemple). En mars dernier, TF1 a loué le monument pour tourner le téléfilm «L’Ombre du Mont-Saint-Michel», avec Christophe Malavoy.
Assis sur ce tas d’or qui culmine à 170 mètres, l’administrateur du monument n’est pas fan de la future desserte. Comprenez son inquiétude : après avoir crapahuté sur les parkings, les touristes risquent de manquer de jus pour les deux centaines de marches qui mènent au guichet de l’abbaye. Pragmatique, le fonctionnaire réclamait une billetterie pour vendre ses tickets dès l’entrée du Mont. Le maire, Eric Vannier, s’est noblement opposé à la création d’un tel «péage». Tout le monde pense qu’il envisage en fait de vendre, dans ses boutiques de la Caserne, des billets pour les musées qu’il exploite lui-même sur le rocher.

Car la digne abbaye nationale est cernée par un incroyable souk, 100% privé et 100% ­prospère. «On n’a jamais vu personne faire faillite ici», s’amuse Noëlle Poignant, propriétaire de deux magasins de souvenirs sur les 23 échoppes que compte Le Mont. Le pire des bric-à-brac trouve preneur, à raison de 18 euros dépensés par touriste en moyenne : stylos et briquets à 3 euros, tee-shirt «Hello Kitty au Mont-Saint-Michel» à 15 euros, assiettes en faïence de Quimper à 45 euros, marinières Saint James à 50 euros, panoplies de pirate, maquettes de bateaux… Et même – blasphème ! – des préservatifs siglés Mont-Saint-Michel à 2,50 euros pièce. «Dans le temps, on vendait des bijoux et de l’artisanat local, poursuit Noëlle Poignant. Aujourd’hui, c’est porte-clés et cartes postales, boules à neige et tours Eiffel.» C’est vrai, pourquoi frustrer l’étranger qui ­visite Le Mont sans passer par Paris… Et puis, sur le rocher, l’authenticité en a vu d’autres : dans les rues noires de touristes venus du Japon (de loin la première nation représentée parmi les visiteurs), on trouve surtout du «made in China», comme les boules à neige. Prix de revient unitaire en Chine : 20 centimes. Prix de gros : 50 centimes. A la caisse : 2 à 5 euros. Une culbute à faire s’agiter les flocons !

Avec de telles marges, pas étonnant que la petite dizaine de familles de commerçants locaux fasse la loi dans la commune, même si Colette Lecart est, à 72 ans, la seule à vivre sur le rocher (elle tient la dernière boutique de souvenirs avant l’abbaye). Les autres – les Framery, qui possèdent une demi-douzaine de magasins de souvenirs, mais aussi les Hireux, les Ridel, les Gaulois, les Nicolle – habitent plutôt de belles propriétés à Pontorson, à Avranches ou à Saint-Malo. Mais rien ne leur échappe. Demandez à Patrick Gaulois : maire de 2001 à 2008, il a été battu par Eric Vannier, aux dernières municipales, d’une seule voix. Entre les deux tours, l’imprudent avait omis d’assister aux obsèques du fils d’une commerçante…

Retrouvant ainsi le siège qu’il avait occupé depuis 1983, Eric Vannier incarne mieux que personne l’emprise des boutiquiers sur la ville. Originaire de la région parisienne, il a hérité de sa famille le musée «historique» – quelques caves où les mêmes statues de cire reconstituent l’histoire locale depuis quarante ans. Comme dans les autres musées privés, on y traque le touriste avec des méthodes «dignes des racoleurs de Pigalle», dixit un guide officiel de l’abbaye. Mais son plus gros coup, c’est le rachat, en 1987, de l’auberge de La Mère Poulard, créée un siècle plus tôt par Annette Poulard, une bonne originaire de Nevers. De cette adresse connue dans le monde entier pour son omelette mousseuse, Vannier a fait une poule aux œufs d’or. Il a d’abord transformé l’auberge en véritable usine à rassasier le touriste et à remplir les caisses, à raison de 300 couverts par jour en moyenne et de 42 euros l’omelette de 5 œufs. Affirmant suivre l’exemple d’Annette Poulard, qui ne possédait pas le moindre livre de comptes, Eric Vannier ne publie pas de chiffres.

En a-t-on au moins pour son argent en goûtant cette fameuse omelette ? Certes, ce n’est pas la première venue : «Il faut trois ou quatre personnes pour la préparer, révèle Michel Bruneau, un chef étoilé qui a officié plus de trois ans aux fourneaux du restaurant. Elle est cuite dans une poêle spéciale, en argent, chauffée sur un feu de bois d’arbres fruitiers, bien plus cher que du bois de résineux.»

Mais cet homme de l’art ne donne pas tort aux nombreux clients qui, sur Internet, trouvent l’addition trop salée : «Bien faite, c’est un grand moment, mais quand on en sert des centaines par jour, elle devient tout à fait ordinaire.» Quant à l’accompagnement, il a valu à Eric Vannier une amende de 4 000 euros avec sursis, en 2008, pour publicité et affichage mensongers : les «légumes du jardin» inscrits au menu venaient de chez un grossiste et la «salade fraîche du marché» sortait de sachets prêts à l’emploi…

Tout cela n’a pas empêché le «maire Poulard» (surnom inévitable !) de décliner sa marque bien au-delà des murs de l’auberge. D’abord avec des sablés et palets bretons traditionnels, puis avec des dizaines de produits, exportés dans 70 pays. Le groupe emploie 1 200 personnes, dont 400 dans l’hôtellerie (15 établissements) et 800 dans l’agroalimentaire, sur 10 sites de production en France. La Biscuiterie Mère Poulard fait ainsi ­travailler 200 ouvriers à Saint-Etienne-en-Cogles (Ille-et-­Vilaine) et peut produire plus de 1 million de biscuits par jour, dont une partie pour des marques de distributeurs. La Mère Poulard a aussi des boutiques à Deauville ou Saint-Malo, pour écouler ­galettes, confiture, caramels, conserves, pâté et condiments. Dans les années 1990, on a même prêté à Eric Vannier le désir de racheter… l’abbaye. "N’importe quoi, rigole l’intéressé. Elle n’a jamais été à vendre !"

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