Cela ressemblait à une fraude de génie. Mais son épilogue judiciaire échappera à la sphère de la finance. Plus encore que la dérive solitaire d'un trader de la Société Générale, et bien au delà de ce qui pourra être dit en séance, le procès Kerviel va juger la face noire d'une époque, et tenter de mettre au jour les ressorts les plus obscurs de la mécanique qui la fait fonctionner.
L'enquête, en effet, a laissé une énorme zone d'ombre. Terriblement anxiogène parce qu'elle masque un danger qui n'a pas pu être identifié. Comment l'une des plus grandes banques européennes a-t-elle pu laisser un de ses agents jouer avec... 49 milliards de dollars, largement de quoi l'entraîner par le fond ? En d'autres termes, comment l'absence d'un verrou a-t-il pu risquer de provoquer une catastrophe financière en chaîne ? Ainsi le péril des périls, celui qui pourrait ruiner la situation de centaines d'entreprises, de salariés et de clients, était entre les mains d'un seul homme. D'un anonyme, hors des cercles du pouvoir, étranger même à la direction de la banque.
Aux yeux des simples mortels, une telle anomalie - qui a tout de même coûté cinq milliards - rend dérisoire la prétention des États à contrôler les marchés financiers. Que peut signifier la chasse aux spéculateurs, décrétée solennellement lors des G20, quand ceux qui sont présentés comme les brebis galeuses du capitalisme déjouent avec tant de facilité les sécurités les plus élémentaires ? Quand ils semblent maîtriser à ce point un univers aussi étranger aux dirigeants politiques qui affirment vouloir les reprendre en main ?
Ainsi ce sont quelques centaines de petits Kerviel qui, de Londres à New York, de Paris à Tokyo, de Hongkong à Francfort, décident du sort économique de la planète. Leurs existences, leurs agissements, leurs stratégies mettent en évidence une dématérialisation de l'économie qui fait peur. Sous le vernis des cours de bourse, un système totalement virtuel brouille les cartes de la réalité économique à la vitesse de l'instinct. Lointain mais terriblement présent. Une décision prise en quelques secondes peut avoir des conséquences concrètes phénoménales et à très court terme pour des milliers de personnes. C'est précisément la déresponsabilisation et l'impunité des acteurs de ce Monopoly fou qui fait peur. Et c'est la raison pour laquelle on attend que Jérôme Kerviel rende des comptes.
Ni la thèse de l'engrenage, ni celle du bouc émissaire des banquiers, qu'il mettra en avance pour sa défense, ne pourront apaiser les craintes que soulève cette affaire. La course effrénée aux bonus n'en est qu'un avatar. C'est bien l'opacité, adversaire mortel de toutes les démocraties, qui sera au banc des accusés.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire