TOUT EST DIT

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vendredi 22 novembre 2013

Le temps des sycophantes

Auréolé du prix Renaudot de l'essai, Gabriel Matzneff est la cible d'une pétition sur sa prétendue immoralité. Donnons-lui la parole.


Une amie friande d'Internet m'apprend qu'y circule une pétition où un écrivain qui vient d'obtenir un important prix littéraire est attaqué par des sycophantes qui dénoncent ses mauvaises moeurs, sa vie scandaleuse, et demandent aux jurés dudit prix de lui retirer la couronne qu'ils viennent de lui décerner.
Juger un livre, un tableau, une sculpture, un film non sur sa beauté, sa force d'expression, mais sur sa moralité ou sa prétendue immoralité est déjà une spectaculaire connerie, nos amis italiens diraient una stronzata megagalattica, mais avoir en outre l'idée malsaine de rédiger ou de signer une pétition s'indignant du bel accueil que des gens de goût font à cette oeuvre, une pétition dont l'unique but est de faire du tort à l'écrivain, au peintre, au sculpteur, au cinéaste, est une pure dégueulasserie.
Certes, ce n'est pas Internet qui a créé la lamentable race des sycophantes. Les délateurs ont toujours existé, et sous l'occupation allemande les lettres de dénonciation s'entassaient sur les bureaux de la Gestapo ou de la Milice. À l'époque, ce que cafardaient les citoyens honnêtes, ce n'étaient pas les mauvaises moeurs de tel auteur, mais le fait qu'il écoutait Radio Londres ou cachait un aviateur anglais dans son placard, ou avait une grand-mère juive. En démocratie, les conséquences de pareilles saloperies ne sont, grâce à Dieu, pas les mêmes que sous un régime totalitaire, mais le caractère ignoble de ces dénonciations destinées à nuire est, lui, absolument identique.

Les réseaux sociaux exacerbent la jalousie

Internet n'a donc rien inventé, mais les mouchards s'y multiplient comme des cafards dans un garde-manger. Les réseaux sociaux pourraient être d'extraordinaires truchements de l'amitié, de la fraternité, mais hélas, pour des raisons que je laisse aux sociologues le soin de nous expliquer, ils favorisent surtout l'exacerbation de la jalousie, du ressentiment, de la violence, du lynchage. La haine des Romanichels, les insultes racistes contre la garde des Sceaux (pour ne donner que deux exemples actuels, mais il y en a bien d'autres), la mise au pilori du prochain s'y donnent libre cours. Le coeur de l'homme s'y dévoile dans toute sa médiocrité, son infamie.
Vous vous souvenez de la magnifique chanson qu'interprétait Serge ReggianiLes loups sont entrés dans Paris. Aujourd'hui, ce n'est pas qu'à Paris, c'est sur la planète entière que, grâce à ce qu'il est convenu d'appeler les réseaux sociaux, les sycophantes s'impatronisent. On y trouve de tout : les ringards surexcités qui signent leurs éructations, les ringards surexcités aux éructations anonymes, mais dans l'un et l'autre cas, c'est la même malveillance, le même pharisaïsme, la même ringardise venimeuse.
La seule maîtresse à laquelle je sois, depuis mon adolescence, resté rigoureusement fidèle est la langue française : les dons, le talent, l'énergie créatrice dont Dieu a bien voulu me doter, je les ai entièrement consacrés au service de cette langue qui est l'instrument de mon art et grâce à laquelle j'écris des livres qui, je l'espère, sont beaux et font honneur à mon pays. Pourtant, jusqu'à ce jour, je n'avais jamais été reconnu par mes pairs. Je viens, à soixante-dix-sept ans, de l'être par mes confrères du prix Renaudot, et je pensais que tous les amoureux de la langue française, de la littérature française, s'en réjouiraient, comme tous les cinéphiles se réjouirent quand mon cher Totò, longtemps tenu à l'écart, reçut enfin, peu de temps avant de mourir, le "nastro d'argento" pour son rôle dans Uccellacci e Ucellini de Pasolini.

L'art n'a rien à voir avec la morale, absolument rien

Ce prix, s'il réjouit en effet les coeurs généreux, excite simultanément la rage de la racaille pharisaïque qui glapit ses anathèmes contre mes moeurs, mon style de vie. Ces misérables sycophantes ne sont pas tous idiots, ils savent aussi bien que moi qu'en art, et notamment en littérature, tout est sujet, qu'il n'y a pas de grands et de petits sujets, de sujets nobles et de sujets ignobles ; qu'un écrivain, c'est une sensibilité modelée par une écriture, un univers soutenu par un style. Que l'art n'a rien à voir avec la morale, absolument rien. Ils devraient en tout cas le savoir s'ils ont lu mes livres, ne serait-ce que le chapitre que je consacre à la censure dans l'essai qui me vaut ce prestigieux prix Renaudot. Mais m'ont-ils lu ? Lisent-ils ? J'en doute. Ces zozos citent des extraits "scandaleux" de mes livres, toujours les mêmes, qu'ils ont sans doute dénichés sur Internet, mais je ne crois pas qu'ils aient mes livres dans leur bibliothèque ; je crois qu'ils n'ont pas de bibliothèque, qu'ils n'aiment ni la beauté, ni la liberté, ni l'art. Ce qu'ils aiment, c'est haïr, c'est dénoncer, c'est ameuter les foules anonymes d'Internet contre un homme seul.
J'ignore quelle tronche peuvent avoir ces brûleurs de livres. Je les imagine assez bien sous le trait du type qui a tiré au fusil sur un photographe de Libération et dont je viens de voir l'image à la télévision. Car, si Bernanos a raison d'écrire qu'il n'y a qu'un amour, j'ai semblablement raison de croire qu'il n'y a qu'une haine.

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