Un temps hésitante, la plus puissante organisation islamiste du monde arabe s'est mêlée aux manifestants anti- Moubarak, avec le pouvoir pour objectif.
Que ce soit dans la capitale ou à Alexandrie, tous les témoignages concordent : les Frères sont désormais au cœur des manifestations qui contestent le régime. Puissante organisation née en 1928 en Egypte autour de son fondateur, Hassan al-Banna, un instituteur du delta du Nil, la confrérie compterait aujourd'hui plus d'un million de membres. Tewfik Aclimandos, professeur au Collège de France, spécialiste de l'Egypte contemporaine, estime entre 4 et 5 millions le nombre de leurs sympathisants. Avec de tels contingents, c'est la seule force d'opposition au régime qui peut se prévaloir d'une base solide. Pourtant, même engagés dans l'action politique, ils ont adopté un profil bas.
C'est que l'histoire des Frères musulmans est celle d'une organisation placée sous haute surveillance sous tous les régimes, quand elle n'a pas été carrément interdite ou victime de répressions sanglantes.
Dès sa création, la confrérie s'est positionnée comme une force de réaction à l'occidentalisation de l'Egypte. Elle s'est voulue gardienne d'une société placée sous l'autorité divine, opposée à toute sécularisation. Dans ces années 30 où fleurissaient les idéologies «importées» - marxiste, nationaliste, ou laïque - dans l'ensemble du monde arabe, les Frères proposaient une voie, certes tout aussi utopique, mais fondée sur l'islam, donc enracinée dans la société. Quand ils passeront à l'action violente, la monarchie du roi Farouk puis les officiers libres de Nasser se déchaîneront contre eux : interdictions, arrestations massives, torture systématique. Le recours à la violence a été théorisé par une des icônes du mouvement : Sayyid Qutb. Pendu en 1966, cet intellectuel figure encore aujourd'hui au panthéon des Frères musulmans, ce qui incite leurs détracteurs à douter de leur sincérité démocratique.
Une stratégie ambiguë
Utilisée puis réprimée, aussi bien par Anouar el-Sadate (assassiné par des islamistes d'un groupe issu d'une scission des Frères musulmans) que par son successeur Hosni Moubarak, la confrérie a appris à vivre des miettes que lui concédait le pouvoir. Les Frères ont installé leur stratégie dans le temps et dans le compromis ambigu. Ils occupent tout l'espace de l'action sociale en Egypte, que le gouvernement leur a dévolu. Et, bien qu'officiellement interdits, ils ont présenté des candidats aux élections législatives de 2005 sous l'étiquette «indépendants», raflant 88 sièges sur 454 à l'Assemblée du peuple. A l'automne dernier, en revanche, ils se sont retirés du scrutin entre les deux tours, pour dénoncer les fraudes massives opérées par le régime. En bourrant les urnes, Hosni Moubarak voulait en effet éviter un retour massif des Frères sur les bancs du Parlement, phénomène qu'il avait pourtant toléré lors du scrutin précédent.Tous les experts de l'Egypte s'accordent sur le fait que les Frères musulmans seraient une - sinon «la» - force majeure d'une scène politique pluraliste et démocratique. Mais la confrérie sait combien cette perspective inquiète à la fois les autres pays arabes et l'Occident, en particulier le voisin israélien. En choisissant de se ranger derrière la Coalition nationale pour le changement fondée par Mohamed el-Baradei, elle a voulu envoyer un message rassurant au monde entier. Ses porte-parole multiplient les déclarations apaisantes. «La confrérie est consciente des réserves, notamment en Occident, à l'égard des islamistes, explique Mohamed el-Beltagui, un des dirigeants des Frères, nous ne voulons donc pas apparaître au premier plan.» Tous jurent n'espérer qu'une chose : un système politique juste garantissant des élections vraiment libres. Tous convoquent les islamistes les plus radicaux comme témoins de leur propre modération, à commencer par le numéro deux d'al-Qaida, Ayman al-Zawahiri, Egyptien lui-même, qui ne cesse de condamner la confrérie parce qu'elle joue le jeu des institutions.
Tewfik Aclimandos observe que la structure de commandement des Frères reste dominée par des radicaux, ceux-là mêmes qui ont patiemment remonté l'organisation après les coups subis sous Nasser. Il est donc difficile de prédire quelle voie la confrérie pourrait emprunter si elle était à nouveau légalisée et autorisée à présenter des candidats sous sa propre bannière. Charia ou pas ? Quel statut pour les chrétiens ? Quels droits pour les femmes ? Quelles relations avec Israël ? Habilement, les responsables des Frères éludent ces questions fondamentales. Tendus vers l'objectif de la fin d'un régime qui les a exclus et persécutés et qu'ils n'ont cessé de combattre, ils refusent de parler de la suite.
Pourtant, à deux reprises, les Frères musulmans ont déjà signalé que rien ne se ferait sans eux. C'est un de leurs leaders qui a déclaré, au nom de toute l'opposition, qu'il n'y aurait pas de discussions avec le gouvernement tant que Hosni Moubarak demeurerait en place. Et c'est un de leurs porte-parole qui a désigné le général Sami Anan, chef d'état-major des forces armées, comme un successeur «acceptable» du président honni. Les Frères posent leurs conditions comme si le pouvoir leur tendait déjà les bras.
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