TOUT EST DIT

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vendredi 15 octobre 2010

Maurice Allais, économiste de génie et de folie

Il faudrait un roman écrit avec la finesse psychologique d'un Milan Kundera et deux ou trois brillants essais pour raconter la vie et l'oeuvre de Maurice Allais, décédé samedi dernier dans sa centième année. Fils de crémiers parisiens, major de l'X en 1933 par la grâce de l'école républicaine, chercheur foisonnant, imprécateur, seul Français à avoir été distingué par le Nobel d'économie, en 1988… Il a eu un parcours hors normes. Et laissera le souvenir de quatre visages très différents.


1- Le théoricien étincelant

Le jeune Allais explore une foule d'univers, le plus souvent en solitaire. Il s'intéresse à la monnaie, à l'équilibre général, aux probabilités, au capital… Certains de ses résultats sont devenus des théorèmes. On en rappellera ici trois. D'abord, l'équilibre général entre l'offre et la demande. Allais montre qu'un équilibre concurrentiel est une situation d'efficacité maximale et, inversement, qu'une situation d'efficacité maximale est un équilibre concurrentiel. Ce théorème débouche sur des préceptes très libéraux - et Allais sera longtemps un libéral ardent. Mais il pousse le raisonnement en l'appliquant aussi dans les secteurs « à rendements croissants », où une seule grosse entreprise produit plus efficacement que des centaines de petites. Dans ce cas, le prix d'équilibre est inférieur à celui qui assure la rentabilité de l'entreprise. Il est donc légitime que l'Etat prélève un impôt pour financer ce déficit « optimal ». Libéral mais pas borné ! Ces travaux ont une immense portée. Le célèbre économiste Paul Samuelson, consacré par le Nobel dès 1970, écrira que « si les premiers écrits de Maurice Allais avaient été en anglais, une génération entière de science économique aurait pris un cours différent ».

Deuxième exemple, la croissance économique. Le chercheur formule les grands principes de ce qui sera appelé plus tard la théorie néoclassique de la croissance. Il prouve notamment sa « règle d'or » : le taux d'intérêt à long terme doit être égal au taux d'augmentation de la population (l'effort d'investissement se situe alors au niveau optimal pour maximiser la consommation). Le premier pays à baisser ses taux d'intérêt massivement, dans les années 1990, est aussi celui où la stagnation, puis le déclin de la population, a été le plus précoce : le Japon. Un hasard ?

Troisième domaine, la prise de décision en univers risqué. Depuis Blaise Pascal au XVII e et Daniel Bernoulli au XVIII e siècle, les chercheurs supposent que les agents économiques décident d'une action risquée (par exemple l'achat d'un billet de loterie) en évaluant leur espérance de gains à partir des probabilités associées à l'action. Maurice Allais montre que ce n'est plus vrai au voisinage de la certitude : quand le gain est pratiquement assuré, on refuse de prendre le moindre risque. Le « paradoxe d'Allais » a des conséquences majeures dans les salles de marché.

2- Le professeur passionnant

Allais n'est pas seulement un chercheur. Ancien de l'Ecole des mines, il y enseigne pendant plus de quarante ans. Le professeur est exigeant, cassant. Il s'arrête parfois au milieu du cours pour noter une idée qui lui traverse l'esprit. Mais ses leçons sont brillantes et il relie les idées et la vraie vie. Il enseigne à Edmond Malinvaud, Jacques Lesourne, Marcel Boiteux, Gérard Debreu… L'histoire veut que les deux derniers cités aient tiré au sort une bourse pour partir aux Etats-Unis. Le gagnant, Debreu, est resté là-bas, est devenu Américain puis Nobel d'économie en 1980. Le perdant, Boiteux, est devenu patron d'EDF où il a développé les tarifs au coût marginal de production de l'électricité, directement issus des travaux d'Allais. Beaucoup d'autres élèves d'Allais furent de grands professeurs, comme s'il avait réussi à leur transmettre non seulement son savoir mais aussi son talent pédagogique.

3- L'innovateur provocant

Pas question pour Allais de rester enfermé dans un laboratoire ou une salle de classe. Il veut agir sur le monde. Comme l'explique l'économiste Jean-Michel Grandmont, il est persuadé que « la théorie abstraite doit toujours être confrontée aux faits et que les modèles théoriques doivent être construits dans le but principal d'apporter des réponses aux questions pratiques ». Il multiplie les recommandations de politique économique. Certaines sont encore aujourd'hui en pleine actualité. Il proposait par exemple de couper les banques en deux : les banques de dépôt qui seraient des sociétés de services à leurs clients, et les banques de prêts qui feraient de la transformation financière. Il a aussi baptisé un livre « L'Impôt sur le capital » (1976). Il y propose un système fiscal centré autour de la TVA et d'un impôt prélevé sur toutes les formes de capital (Allais parle de « biens physiques »), de 2 % par an. Ce serait un instrument de justice (il pourchasse les rentes) et d'efficacité (il incite chacun à faire fructifier son capital).

4- Le pamphlétaire affligeant

Mais si Allais a exploré beaucoup de voies fécondes, il s'est aussi engouffré dans quelques impasses - avec la même obstination, la même certitude d'avoir raison. Dans les années 1950, il avait établi une théorie vibratoire de l'univers. Il voulait expliquer les fluctuations de la conjoncture par les taches du soleil. Dans les deux dernières décennies de sa vie, il s'est attaqué au libre-échange en vantant les vertus du protectionnisme. Comme il était auréolé de son Nobel, on l'a écouté béatement. Il n'avait jamais eu une telle audience. Les altermondialistes buvaient du petit-lait, aux côtés des lecteurs du « Figaro » qui publiait ses diatribes. Mais tous étaient au café du Commerce. Aucune recherche scientifique ne sous-tendait les positions d'Allais, pas plus que pour l'influence des taches solaires. Ces textes ne laisseront même pas une rayure sur la science économique. Les génies ont toujours une case en moins ou en plus. Maurice Allais était un génie.




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