Que doivent s'interdire les vivants avec le corps des morts ? Hasard de l'actualité, des réponses nettes à cette question cruciale viennent d'être fournies la même semaine. Leurs deux sources : une importante décision de justice, rendue le 16 septembre par la première chambre civile de la Cour de cassation, et un avis du Comité consultatif national d'éthique.
La décision de la Cour de cassation est remarquable, car elle s'appuie sur des principes éthiques, et pas seulement juridiques, pour déclarer que sont finalement illégales, en France, les expositions de cadavres humains « plastinés ». En 2009, l'exposition « Our Body », organisée à Paris par la société Encore Events, avait été interdite, et le jugement confirmé en appel, mais pour un autre motif : les corps exhibés étaient probablement ceux de condamnés à morts chinois, dont le libre consentement demeurait pour le moins douteux.
Cette fois, la plus haute instance judiciaire française insiste sur le fait que ce type d'exposition est contraire à l'article 16-1-1 du Code civil, stipulant que « les restes des personnes décédées » doivent être traités avec « respect, dignité et décence ». Or ces morts humains - parfaitement conservés, rendus transparents par le remplacement des liquides organiques par du silicone -étaient exhibés dans des postures et situations ludiques. Les uns jouaient au ballon, d'autres tiraient à l'arc ou faisaient du jogging. Pourtant, à la réflexion, l'indignité n'est pas dans ces gestes, en eux-mêmes quotidiens. Elle réside dans le fait de refuser l'ombre aux cadavres de nos semblables, de les priver de la nuit et de l'invisible. Ce point semble d'abord mince ou paraît trop subtil. En fait, il est décisif.
Preuve en est, l'avis rendu par le Comité consultatif national d'éthique, le 111 e publié par cette institution (voir www.ccne.fr). Texte passionnant, car il ne se contente pas de réfléchir au problème soulevé par ces expositions récentes. Il élargit le débat, aborde également la question des fragments de corps humains exposés depuis le XIX e siècle dans différents musées - qu'il s'agisse des momies égyptiennes ou des têtes maories. L'avis du CCNE applique judicieusement l'antique critère de la règle d'or : ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît.
Voudriez-vous, vraiment, que votre dépouille mortelle fasse du vélo en public ? Supporteriez-vous, sincèrement, que votre mère, votre père, vos proches les plus intimes, soient exhibés post mortem pour instruire les foules en les distrayant ? Si ce n'est pas le cas, si malaise et répulsion vous envahissent à cette idée, pourquoi donc acceptez-vous que les cadavres des autres - peuples anciens et lointains, individus anonymes et négligeables… -se trouvent soumis à pareils traitements ?
En prolongeant la réflexion, on arriverait à des clivages plus radicaux. Il faudrait expliquer pourquoi une part d'ombre est nécessaire à la vie et pourquoi tout voir, partout et tout le temps, comme on le désire aujourd'hui, n'est ni souhaitable ni humain. Même s'il ne se démontre pas logiquement, le droit des morts au repos, à l'invisibilité, à la sépulture est vieux comme l'humanité. Il est aussi évident que ces lois - non écrites, éternelles -dont se réclame Antigone qui, chez Sophocle, préfère mourir que de laisser sans tombe son frère Polynice. Sur l'autre versant, notre époque est travaillée en profondeur par le fantasme d'en finir avec les parts d'ombre.
Nous nous rêvons devenus capables d'absolument tout voir - que ce soient les zones du cerveau pendant qu'il pense, les amants pendant qu'ils jouissent ou les cadavres pendant qu'ils gisent. Au point qu'il nous arrive d'oublier le mot d'Héraclite : « Ni le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face. » Il nous enseigne que la part du monde que nous habitons se tient entre pure clarté et noires ténèbres - sans que nous n'ayons jamais un plein accès ni à l'une ni à l'autre. Il n'est pas inutile qu'à sa manière l'actualité le rappelle.
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