Il est isolé au coeur de la forêt amazonienne depuis des années. Pour combien de temps encore?
L'homme le plus isolé de la planète passe toutes ses nuits dans une hutte recouverte de feuilles de palmier dans la partie brésilienne de l'Amazonie. Les insectes sont partout, les singes-araignées patrouillent à la cime des arbres, les cochons sauvages explorent les sous-bois. Et cet homme restera à jamais un détail anonyme du paysage, camouflé à en devenir quasiment invisible. Cette description ne s'appuie que sur des hypothèses invérifiables, mais elle ne doit pas tellement s'éloigner de la réalité. L'isolation de cet homme est tellement extrême et dure depuis tellement longtemps qu'un journaliste ne prend pas de véritable risque à le dépeindre en train de vivre en silence un moment de solitude totale.
Cet homme est un Indien dont les autorités brésiliennes ont conclu qu'il était le dernier survivant d'une tribu qui n'a jamais eu le moindre contact avec le monde extérieur. Ils ont pris connaissance de l'existence de cet homme il y a une quinzaine d'années, et ont lancé pendant dix ans de nombreuses expéditions à sa recherche, afin d'assurer sa sécurité et établir un contact pacifique. En 2007, l'élevage et l'exploitation forestière se rapprochant dangeureusement de son lieu d'habitation, le gouvernement a déclaré propriété privée la zone de 50km² qui entoure sa hutte.
C'est censé être une zone sûre, et il s'y trouve toujours. Seul.
L'histoire offre peu d'exemples de gens qui peuvent rivaliser avec la solitude de cet Indien. C'est peut-être celle qu'on appelait «The Lone Woman of San Nicolas» (Ndt: la femme solitaire de San Nicolas) qui s'en rapprocherait le plus. Une Indienne aperçue pour la première fois en 1853 par un chasseur de loutres, et qui vivait seule sur une île proche de la côte californienne. Les prêtres catholiques qui envoyèrent un bateau pour la ramener ont pu établir qu'elle était la dernière survivante de sa tribu, décimée 18 ans auparavant. Mais les détails de sa survie n'étaient pas plus étoffés que ça. Elle mourut quelques semaines après son «sauvetage».
Nul doute qu'au cours de l'histoire, d'autres survivants de ce genre sont morts dans l'indifférence générale. Mais ce qui fait de cet homme au Brésil un cas unique ce n'est pas le degré extrême de son isolement, ni le fait que le gouvernement est au courant de son existence, mais plutôt la réaction de ce dernier.
Nos sociétés modernes ont toujours assimilé et décidé du sort des populations autochtones, quelles qu'elles soient. Mais le Brésil est en plein milieu d'une expérience: si un contact pacifique est établi avec cet Indien solitaire, c'est qu'il en aura lui-même décidé ainsi. Le gouvernement a appelé ça la «Politique de non-contact». Après des années de tentatives aux conséquences souvent tragiques d'intégrer dans la vie moderne ces populations qui vivent encore dans les régions les plus sauvages de la planète, cette décision est un pas dans une direction totalement différente. Et c'est le cas complexe de cet Indien qui va permettre de la tester.
Quelques habitants avaient déjà entendu parler de cet homme solitaire en 1996, lorsque les bûcherons du Rondônia, un état situé au nord-ouest du pays, ont commencé à faire circuler une rumeur: un sauvage vivrait dans la forêt, et il serait apparemment seul. Les agents de terrain du gouvernement brésilien spécialistes des tribus isolés ont rapidement trouvé une de ses huttes –un minuscule abri de chaume avec un mystérieux trou creusé au milieu. En poursuivant leurs recherches, ils ont découvert que l'homme était en fuite, et qu'il allait de cabane en cabane, les abandonnant à mesure que les bûcherons –et les agents du gouvernement– se rapprochaient. Aucune tribu connue ne vivait comme lui, creusant des trous rectangulaires de plus d'un mètre cinquante de profondeur au mileu des huttes sans but apparent. Il ne semblait être le survivant d'aucune tribu répertoriée.
Les agents ont fini par le retrouver; il ne portait aucun vêtement, avait dans les 35 ans (il a aujourd'hui un peu moins de 50 ans) et ne se séparait jamais de son arc et de ses flèches. Ces rencontres se soldaient toujours par un échec, situation frustrante et parfois même tragique puisqu'une fois, l'Indien a délivré un message clair à un agent qui poussait trop loin les tentatives de contact, sous la forme d'une flèche dans la poitrine.
Les contacts de ce genre se sont toujours révélés compliqués, mais ces rencontres ont permis aux agents d'établir le profil de cette homme au passé tragique. Lors d'une opération de débroussaillage, on a retrouvé les ruines de plusieurs huttes détruites par des bulldozers (14 en tout), avec dans chacune d'elle le même trou rectangulaire que l'Indien solitaire avait creusé dans ses abris. Les autorités en ont alors conclu qu'il s'agissait du site de son village, détruit en 1996 par d'avides propriétaires terriens.
Ces affrontements ne sont par rares: la constitution brésilienne de 1988 garantissant aux Indiens la propriété des terres traditionnellement occupées par leur tribu, cela a poussé les colons à chasser hors des terres convoitées des tribus qui n'avaient jamais eu de contact avec le monde extérieur. Quelques mois avant de commencer la traque de l'Indien solitaire, des agents avaient réussi à établir un premier contact pacifique avec deux tribus vivant dans la même région. L'une d'entre elles, les Akuntsu, ne comptait plus que 6 membres. Tous les autres, expliqua le chef, avaient été tués lors d'un raid par des hommes armés de pistolets et de tronçonneuses.
Aujourd'hui, si vous vous rendez dans le Rondônia, tous les propriétaires terriens locaux nieront avoir connaissance de ces massacres. Mais beaucoup d'entre eux n'ont pas peur d'exprimer leur mépris vis-à-vis de la création de réserves pour ces minuscules tribus. Ils vous diront qu'il est absurde de protéger 50km² de terre pour la bénéfice d'un seul homme, alors qu'un gros ranch pourrait produire de la nourriture pour des milliers de gens.
Un argument de moins en moins valide, en partie à cause de ces milliers de mètres carrés de forêt amazonienne nettoyés mais désespérément vides et laissés à l'abandon. Le seul modèle économique dans lequel l'augmentation de la production dépend de façon vitale d'un nettoyage accru est strictement local. La question du profit –défrichage contre préservation– ne concerne que deux personnes: l'industriel et l'Indien.
Les agents du gouvernement le savent, c'est pour cette raison qu'ils considèrent la protection de cet homme comme une question de droit humain, et non d'économie.
Il se nourrit principalement de gibier sauvage, qu'il chasse avec son arc ou piège dans des trous hérissés de pointes. Il a planté quelques cultures autour des ses huttes, du maïs et du manioc entre autres, et recueille souvent le miel des ruches que les abeilles sans dard installent dans le tronc de certains arbres. Certaines marques laissées sur les arbres portent à croire que cet Indien a une vie spirituelle, ce qui selon les experts pourrait l'aider à surmonter la détresse psychologique qu'il y a à se retrouver, d'une certaine manière, le dernier homme sur terre.
Mais combien de temps peut encore durer cet isolement? Avec Facebook je sais ce que des gens qui habitent à l'autre bout de la planète ont mangé au petit-déjeuner, entreprises et gouvernement sont plus que jamais à la recherche de ressources monnayables; comment se fait-il que personne n'ait encore éliminé cet homme? En 2010, peut-on vraiment vivre en-dehors du système?
Certains Brésiliens estiment que c'est la rapidité du progrès technologique lui-même qui protège cet Indien au lieu de le menacer. Les agents qui étudient son cas depuis 1996 pensent que plus l'histoire de cet homme complètement isolé se propage –et rien n'est plus facile de nos jours– moins il aura à craindre ces raids anonymes organisés par les propriétaires locaux et qui ont déjà décimé des dizaines de tribus par le passé. Des technologies telles que Google Earth et d'autres programmes de cartographie peuvent aider à surveiller les frontières de son territoire. Au lieu de lancer des expéditions intrusives pour s'assurer de la sécurité des tribus indiennes, les autorités brésiliennes ont annoncé qu'ils allaient tenter une expériences avec des capteurs de chaleur installés sur des avions qui voleraient assez haut pour ne pas perturber ces populations.
La première fois que j'ai entendu parler de cet Indien solitaire, c'était il y a cinq ans, alors que je travaillais comme correspondant pour le Washington Post en Amérique du sud, et que j'interviewais quelqu'un qui dirigeait un organisme du gouvernement fédéral brésilien pour la protection des tribus isolées de l'Amazonie. Il a mentionné cet homme en aparté, me racontant la dernière tentative de forcer le contact avec lui, cette expédition où un agent s'est pris une flèche dans la poitrine.
J'avais dessiné une grosse étoile et trois points d'exclamation dans la marge de mon carnet alors qu'il changeait de sujet. Ces rappels, pour ne pas que j'oublie d'y revenir, étaient parfaitement inutiles, puisque je ne pensais à rien d'autre que cet homme solitaire et toutes ces tentatives téméraires d'établir le contact.
Aujourd'hui, ce qui occupe mes pensées est un brin différent: toujours cet homme solitaire, et la retenue sans précédent dont font preuve les agents pour ne pas que l'histoire se répète.
Monte Reel. Il est l'auteur du livre: The Last of the Tribe: The Epic Quest To Save a Lone Man in the Amazon (Le dernier de la tribu: Une aventure épique pour sauver l'homme seul de l'Amazonie).
Traduit par Nora Bouazzouni
vendredi 27 août 2010
L'homme le plus seul de la planète
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