TOUT EST DIT

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mercredi 16 juin 2010

En condamnant l'Europe à l'austérité, l'Allemagne se fragilise elle-même

La crise actuelle n'est pas un simple accident de parcours que l'on pourrait exclusivement attribuer à la mauvaise gestion de la Grèce et d'autres "pays du Sud" et aux comportements erratiques des marchés financiers. Elle est le révélateur du malentendu fondateur de la construction monétaire européenne.
Au moment de la création de l'euro, chacun a fait semblant de ne pas comprendre ce qu'il pouvait attendre de ses partenaires. L'Allemagne n'a accepté de renoncer au mark qu'en échange de leur alignement sur sa propre rigueur, bref de la création d'une sorte de mark européen. La France a souscrit aux règles de Maastricht en pensant qu'elle n'aurait jamais à les appliquer, en négligeant que l'Allemagne ne cesserait de lui rappeler les termes d'un traité signé avec quelque légèreté.

Ce faisant, les uns et les autres n'ont pas pris en compte les différences fondamentales entre les pays, que l'union monétaire n'a fait qu'accentuer. En supprimant le risque de change, elle favorise les délocalisations et la spécialisation entre pays, les entreprises de chacun d'eux n'ayant plus à craindre les effets d'une variation du taux de change sur leurs prix à l'exportation et donc leur rentabilité. Ces spécialisations renforcent l'hétérogénéité des pays et la divergence des niveaux de vie.

Sa spécialisation favorable a permis à l'Allemagne de compenser une demande domestique faible : dans la période 1999-2007, celle-ci n'a augmenté que de 0,6 % par an (contre 1,7 % dans l'ensemble de la zone euro, 2,7 % en France... et 4,2 % en Grèce). Sa contribution à la croissance (1,6 %) était donc réduite. Si les partenaires européens de l'Allemagne avaient suivi ses conseils, non seulement, leur croissance aurait été encore plus faible et leur chômage plus élevé, mais cette évolution aurait déteint sur l'ensemble de la zone euro, y compris sur l'Allemagne.

La "rigueur" n'est acceptable pour le peuple allemand que parce qu'elle a pour contrepartie une politique néomercantiliste, c'est-à-dire une croissance "tirée" par l'exportation : en 2007, l'excédent courant allemand atteignait 192 milliards d'euros, soit 7,9 % du PIB. Dans ces conditions, il est étrange que l'Allemagne scie la branche sur laquelle elle est assise en recommandant à ses partenaires d'adopter des politiques de rigueur dans une conjoncture déjà atone.

La pression des marchés est sans cesse évoquée pour imposer des plans de rigueur. Cette crainte est parfaitement justifiée pour chaque pays pris séparément, a fortiori quand l'Allemagne prend les devants en adoptant une vigoureuse politique d'austérité. On peut quand même se demander si une plus grande solidarité financière entre pays de l'Union européenne ne permettrait pas de contourner l'obstacle.

C'est largement dans cette optique que la Banque centrale européenne (BCE) a décidé de se porter garante des emprunts publics émis par des pays en difficulté de la zone euro, malgré les réticences des autorités allemandes. Logiquement, l'étape suivante devrait être de rééchelonner les dettes de ces pays pour leur permettre de réduire progressivement leur endettement public sans sombrer dans la récession, ni y substituer un endettement privé autrement plus risqué. De surcroît, une telle stratégie devrait réduire les écarts de taux d'intérêt auxquels les pays européens peuvent se financer, sous réserve évidemment que les déclarations intempestives des autorités allemandes cessent d'attiser la spéculation.

Ce mécanisme de solidarité financière entre pays de la zone euro pourrait-il provoquer un effet d'éviction ou d'inflation ? Il ne devrait pas avoir d'effet d'éviction tant que les investissements privés sont faibles comme c'est actuellement le cas. Par ailleurs, le déficit budgétaire peut résulter de dépenses - ou d'une réduction des recettes publiques - favorables aux entreprises. De même, un effet inflationniste n'apparaîtrait que si la création monétaire se traduisait par une augmentation de la demande sensiblement supérieure à la croissance potentielle. Non seulement on en est loin, mais de surcroît, une neutralisation progressive des achats d'emprunts publics par la BCE pourrait annihiler d'éventuelles tensions.

Reste à se poser la question délicate de la limitation d'un endettement public non conjoncturel comme l'a été initialement celui de la Grèce. Un organisme de contrôle européen a été envisagé. Un pays peut-il accepter de soumettre son budget au contrôle d'un organisme non élu ? Le gouvernement économique préconisé notamment par la France serait un premier pas dans le sens d'un contrôle plus démocratique. L'acceptation d'un tel contrôle européen pourrait être la condition de l'éligibilité d'un Etat aux rachats de ses emprunts publics par la BCE.

En réalité, il est douteux que la zone euro puisse survivre durablement sans un mécanisme de rééquilibrage qui compense les déséquilibres courants par des flux de capitaux. Tous les pays ne peuvent pas être excédentaires. Par définition, pour que les uns aient des excédents, il faut que les autres aient des déficits. C'est ce qu'a compris la Chine, à l'échelle mondiale, qui accumule les réserves en dollars et finance ainsi à la fois les importations américaines de produits chinois, et la croissance des Etats-Unis, stimulée par une politique budgétaire expansionniste qui assure le développement de leurs importations.

Au sein de la zone euro, ce mécanisme de rééquilibrage peut s'instaurer spontanément. Dans cette optique, les pays excédentaires accepteraient un partage des tâches au sein de l'Union, en considérant qu'il leur incombe d'investir leurs excédents courants dans les pays déficitaires, ce qui favorisera le développement, et à terme le rattrapage de ces derniers. C'est le processus qui fonctionne au sein d'un pays où personne ne s'occupe de connaître l'ampleur des excédents et des déficits entre régions. La seule différence - mais elle est psychologiquement de taille - réside dans la publication des balances de paiements des pays européens, contrairement à ce qui se fait entre l'Auvergne, la Bretagne et l'Ile-de-France par exemple.

Ce partage des tâches peut également être institutionnalisé par la création d'un mécanisme de solidarité qui assure une péréquation entre les pays économiquement les mieux armés et ceux qui sont plus fragiles. Ce mécanisme devrait également coordonner les politiques budgétaires. Encore faut-il comprendre cette exigence, non comme une soumission de tous les Etats membres à des règles de fonctionnement budgétaire communes, telles qu'elles ont été définies à Maastricht, mais comme une politique commune prenant en compte la diversité des chocs conjoncturels auxquels sont soumis les Etats de l'Union.

Cette coordination devrait donc conduire à exiger que les pays excédentaires relancent davantage leur économie que les autres et soutiennent ainsi la croissance de l'ensemble, sans provoquer de déséquilibres excessifs des balances courantes.

L'Allemagne devrait ainsi se recentrer progressivement sur son marché intérieur. Elle pourrait ainsi relancer sa demande domestique, par exemple par une augmentation des salaires trop longtemps contenus. Elle serait bien inspirée de procéder à ce changement de cap, avant que la crise ne s'aggrave et devienne incontrôlable. L'expérience japonaise devrait pour le moins être méditée.

En fin de compte, il est probable que les pays européens s'enfonceront dans la crise tant qu'ils ne seront pas convaincus que, comme le disait Keynes, les pays excédentaires sont aussi responsables des déséquilibres que les pays déficitaires. L'Allemagne n'a jamais oublié le traumatisme infligé par l'hyperinflation qui a marqué la République de Weimar (1919-1933). Mais peut-on pour autant accepter qu'elle impose la stagnation et le chômage à ses partenaires ? Ce sont pourtant ces phénomènes qui ont fait le lit des régimes totalitaires qu'ont connus les Européens dans les années 1930.




André Grjebine, directeur de recherche à Sciences Po, Centre d'études et de recherches internationales (CERI)

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