De nos jours, toute la Grèce est sujette à un faible taux de naissance et à une baisse générale de la population, de sorte que des cités ont été désertées et que les champs sont en friche. » Cette triste description de l'historien Polybe est rédigée dans la seconde moitié du IIe siècle avant notre ère. La Grèce continentale est alors entièrement aux mains de la République romaine, qui y impose sa loi économique et militaire. Corinthe, qui s'est révoltée contre Rome en 146 avant notre ère, a été purement et simplement rasée par le consul Lucius Mummius, qui a vendu tous les survivants comme esclaves. Le contraste est frappant avec la Grèce conquérante des siècles passés qui, soumise à une croissance démographique insoutenable et à un appétit commercial immense, dominait les mers et les échanges et fondait des colonies de la Libye à la Crimée et de Marseille à Chypre.
Toute tentative d'explication ne peut qu'être prudente : elle dépend de sources qui sont souvent le fruit du hasard des découvertes archéologiques ou de la survivance des textes. Les économies de l'Antiquité avaient en commun d'être majoritairement agricoles, avec de faibles rendements et un horizon commercial local. Mais certains peuples, comme celui des cités grecques, ont pris une autre voie. Dans un pays aride et montagneux, leur seule chance résidait dans le commerce maritime.
Dès le VIIIe siècle avant notre ère, ils imitent, puis dépassent les Phéniciens
L'artisanat et l'agriculture se spécialisent de plus en plus pour l'exportation. Reprenant une invention des rois lydiens, en Asie mineure, les Grecs mettent en place un système monétaire de grande envergure pour faciliter les échanges. C'est à Athènes, au Ve siècle, que la prospérité atteint son apogée. Le Pirée est alors le centre commercial du monde et Athènes s'enrichit considérablement.
Avec la guerre du Péloponnèse qui oppose de 431 à 404 Spartiates et Athéniens et qui s'achève par la défaite des seconds, la situation se dégrade. Les guerres intestines entre cités se multiplient et le commerce international diminue. La Grèce tombe alors sous la domination de Philippe II de Macédoine après la bataille de Chéronée en 338. Mais son fils Alexandre, en conquérant l'empire perse, redonne un véritable coup de fouet à l'économie des cités grecques.
Certes, l'empire ne survit guère à la mort de son fondateur et ses généraux (les diadoques) et leurs fils (les épigones) se livrent des combats féroces qui n'épargnent pas la Grèce. Athènes, par exemple, est assiégée et prise par Demetrios Poliorcète en 307 et en 294. Mais économiquement, ces rois encouragent l'établissement en Orient de colons grecs et vivent eux-mêmes à la grecque. La demande de produits des cités s'envole, soutenue par la politique monétaire d'Alexandre et de ses successeurs qui convertissent en monnaie les trésors trouvés en Perse, en Égypte ou en Inde.
Le grand historien de l'économie antique, Michael Rostovtseff, évoque une période de prospérité qui aurait duré un demi-siècle. Athènes en profita particulièrement. L'historien affirme que « jamais encore la céramique athénienne n'avait été aussi demandée qu'à la fin du IVe et au début du IIIe siècle avant notre ère ». Les Athéniens, qui ont su réagir au marché après la « crise » du début du IVe siècle, en créant de nouveaux modèles de céramiques, séduisent les marchés internationaux, jusqu'en Italie et en Crimée. La demande est telle que l'offre ne peut suivre et les prix montent. Une inflation de « surchauffe », dirait-on.
Au milieu du IIIe siècle, tout change
Au début du IIe siècle, le visage qu'offre la Grèce est bien différent. Les cités sont en proie à la misère et à l'agitation sociale. Leurs finances se sont effondrées et elles en sont réduites à dépendre de la générosité des rois étrangers ou des riches. Athènes n'est plus qu'une destination culturelle, on n'y fait guère de commerce. Sparte est en proie à une véritable guerre sociale qui touche aussi d'autres régions, comme la Béotie. Plutarque décrit ainsi la situation spartiate vers 230 : « Tandis que la richesse se concentrait dans quelques mains, la pauvreté régnait dans la ville. » Et d'ajouter : « La foule de ceux qui étaient sans ressources croupissait [...] épiant l'occasion d'un changement ou d'une révolution. »
Comment expliquer cette dramatique dégradation des conditions économiques ?
Michael Rostovtseff met en avant la fermeture progressive des marchés méditerranéens aux marchandises grecques. Les royaumes issus de l'empire d'Alexandre mais aussi l'Italie ont commencé à se lancer dans leur propre production. La demande diminue nettement au cours des dernières années du IIIe siècle et l'artisanat comme l'agriculture grecque, très dépendante de l'exportation, s'effondrent. Le chômage fait son apparition et la concurrence entre la main-d'œuvre libre et la main-d'œuvre servile accroît la pression sur les salaires. Or, au même moment, l'insécurité s'accroît dans la Grèce continentale. Entre 225 et 167, la région est un champ de bataille permanent à un moment où les mœurs guerrières se durcissent : on n'hésite plus à déporter les habitants d'une ville qu'on aura rasée.
Ce qui était une exception durant la guerre du Péloponnèse devient monnaie courante : on a cité l'exemple de Corinthe détruite par Rome, mais en 217, par exemple, ce sont les Macédoniens qui font subir ce sort à Thèbes de Phtiotide. L'existence même des cités est devenue incertaine. Quant au commerce, il est entravé par le développement de la piraterie à grande échelle, pratiquée par les Crétois et les Étoliens. Ces derniers profitent de l'effondrement du pouvoir égyptien dans l'Égée pour s'emparer des navires de commerce et, parfois, pour faire des rafles sur les côtes et vendre les habitants comme esclaves. Les cités du continent,
incapables de construire une flotte, sont souvent des victimes passives.
Le commerce se détourne alors sur Rhodes, qui a su construire une flotte puissante. Mais Athènes, Thèbes, Mégare, Corinthe se trouvent désormais en marge des flux économiques et leur instabilité chronique ainsi que leur manque de moyens les empêchent de réagir. Les caisses des cités sont vides et elles doivent souvent demander de l'aide aux riches citoyens ou à des puissances extérieures. Quant aux tentatives de réformes sociales, comme celles d'Agis IV, de Cléomène ou de Nabis à Sparte, elles entraînent souvent des guerres civiles ou une intervention étrangère qui accroissent encore la misère.
Dans ces conditions, les Grecs réagissent par des réflexes malthusiens : ils limitent les naissances et exposent les enfants non désirés. Polybe estime qu'un tel comportement est lié à l'appât du gain de ses compatriotes et à leur désir de vie indolente. Mais, compte tenu de la réalité des conditions économiques, c'est bien plutôt la volonté de limiter les bouches à nourrir qui explique ces comportements. Reste que ces réflexes contribueront à réduire encore la demande et à affaiblir les cités.
Le pouvoir est maintenant à Rome
Dans un tel contexte, l'établissement du pouvoir de Rome sur la Grèce au début du IIe siècle peut apparaître comme un facteur de stabilisation. La Grèce est réinsérée dans les flux commerciaux internationaux et Athènes, alliée de l'Urbs, en profite. Mais la prospérité reste mesurée. La Grèce a été mise en coupe réglée. Lorsque Paul-Émile vainc le dernier roi de Macédoine, Persée, en 167, son butin lui permet d'exempter les citoyens romains de l'impôt. La Grèce entre dans la dépendance économique de Rome. En 88, elle se révolte, exaspérée par les banquiers latins et les taxes romaines.
Dans les cités d'Asie, 40.000 Italiens sont massacrés par la foule en une nuit. La répression du dictateur romain Sylla est féroce. Jamais plus avant très longtemps, la Grèce ne retrouvera sa puissance économique. Son modèle d'économie exportatrice et monétarisée aura cependant un bel avenir. Sans doute l'unité politique lui a-t-elle manqué pour parer à la désorganisation du commerce, mais les conditions générales du monde antique, par la fascination qu'exerçait l'autarcie, par les pratiques fiscales et guerrières des États, par le manque d'application économique des progrès techniques, ne permettaient pas le développement continu d'un modèle fondé sur l'exportation. Les Grecs en étaient conscients. À la fin du IVe siècle, le poète athénien Ménandre fait dire à un de ses personnages dans sa pièce « le Bourru » :
« Il existe, pour tous les hommes, une limite à leur état et un moment où il change. »
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire