TOUT EST DIT

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lundi 27 décembre 2010

Faut-il supprimer l’ISF ?

Alors qu’on pensait la question à jamais enterrée, voilà qu’elle revient sur le tapis. L’impôt sur la fortune est-il oui ou non une bonne affaire pour la France ? Bilan chiffré.

Chapeau au majordome qui a enregistré en douce les conversations de Liliane Bettencourt ! Non seulement il a déstabilisé le gouvernement et mis le bazar dans notre appareil judiciaire, mais il va peut-être avoir la peau de l’une des vaches les plus sacrées de notre système fiscal : l’impôt sur la fortune.
Sans lui, en effet, l’affaire Bettencourt n’aurait pas éclaté, les Français n’auraient jamais appris que la milliardaire avait reçu 30 millions d’euros de remboursement au titre du bouclier fiscal, leur rejet de ce dispositif n’en aurait pas été décuplé, 120 députés n’auraient pas osé proposer de le supprimer en même temps que l’impôt sur la fortune. Et Nicolas Sarkozy, rompant avec toute prudence, ne leur aurait pas fait cette stupéfiante réponse : «Et après tout pourquoi pas ! Parlons-en.»
A peine tiré du dossier des retraites, voilà donc notre président avec une nouvelle bombe atomique sur les bras. Car l’ISF n’est pas un prélèvement comme les autres. Symbole de la capacité de l’Etat à «faire payer les riches» et, donc, de la justice sociale tout entière, il est l’unique impôt auquel les Français tiennent. Jacques Chirac, qui a perdu la présidentielle de 1988 pour avoir voulu le supprimer, est payé pour le savoir… Depuis cet échec, les anti-ISF rongent leur frein en ressassant leurs arguments.
«Cette taxe absurde a poussé au-delà de nos frontières des dizaines de milliers d’entrepreneurs, s’étrangle l’économiste Christian Saint-Etienne. Elle nuit à la croissance et détruit des emplois.» «Ce n’est pas parce que trois de leurs copains ont pris un jour l’Eurostar que la France va s’écrouler !», réplique son collègue de gauche Thomas Piketty, en rappelant que, selon une récente étude du Credit suisse, la France est le pays d’Europe qui compte le plus de millionnaires. «C’est bien la preuve qu’il n’y a pas d’hémorragie !» Qui croire ?
Pour tenter de le savoir, nous avons – sans a priori – plongé la tête dans les dossiers, examiné les chiffres, mené l’enquête auprès des exilés. Et nous avons très vite découvert qu’il n’existait pratiquement aucune donnée sérieuse sur la question. Impossible de dénicher un rapport officiel chiffrant l’ampleur des départs de contribuables liés à l’ISF, ni la perte de recettes que cet exode entraîne. Rien non plus à propos de ses conséquences économiques et sur la création d’emplois.
«Nous n’avons aucune information là-dessus», nous a confirmé la direction des finances publiques. Ahurissant ! Le ministre du Budget lui-même y perd son latin. «En ce qui concerne les exilés fiscaux, nous devons faire preuve de prudence, car nous ne disposons pas d’éléments pertinents et rationnels», a-t-il avoué il y a quelques semaines devant la commission des Finances de l’Assemblée nationale. Nous allons donc devoir nous débrouiller avec les rares chiffres rendus publics et les évaluations éparses des économistes qui planchent sur le sujet.

Première question : combien au juste de compatriotes aux poches pleines sont partis à l’étranger depuis 1982 pour échapper à l’ISF ? Et quelle épaisseur de liasses ont-ils enfourné dans les coffres de leur Mercedes avant de lever le camp ? Eric Pichet, professeur d’économie à l’ESC Bordeaux, évalue leur nombre à 40 000, dont 22 000 installés en Suisse. Avec eux, un patrimoine de 200 milliards d’euros aurait, selon lui, quitté le pays depuis 1988. Sa source ? «Des banquiers genevois.» On a connu plus fiable… De son côté, Christian Saint-Etienne estime que plus de 300 milliards d’euros se seraient évaporés entre 1997 et 2009. «J’ai croisé les données de huit grands cabinets fiscalistes», explique-t-il. Pas très convaincant non plus…
D’autant que les quelques données parcellaires publiées par Bercy sont loin de confirmer ses dires. Selon le ministère, 370 Français redevables de l’ISF sont partis en moyenne chaque année entre 1997 et 2003, 600 entre 2004 et 2005, et 800 entre 2006 et 2008. Soit, au total, 6 200 départs pendant la période.
Si l’on prolonge la courbe, on peut donc hasarder qu’environ 11 000 contribuables ont quitté le pays depuis 1982, quatre fois moins que les estimations d’Eric Pichet. Et, si l’on compte ceux qui sont revenus au bercail, le chiffre tombe même à 7 300. La «base taxable» moyenne de ces lâcheurs pouvant être estimée à 4 millions d’euros, toujours en fonction des données de Bercy, le patrimoine échappé ne serait donc pas de 300 milliards d’euros, mais seulement de 30. A première vue, du moins.
Car les chiffres officiels sous-estiment largement le phénomène. D’abord parce que, lorsqu’ils quittent le territoire, beaucoup de patrons propriétaires de PME ne sont pas assujettis à l’ISF – en sorte que, bien qu’ils soient souvent très riches, Bercy ne les comptabilise pas dans ses listes d’exilés fortunés. Tant qu’ils gèrent eux-mêmes leur affaire, leurs parts de capital sont en effet considérées comme des biens professionnels et, à ce titre, exonérées de l’impôt. Beaucoup préfèrent donc attendre d’avoir passé la frontière pour revendre leurs actions, à l’abri du fisc français.
Le montant des capitaux délocalisés affiché par Bercy est aussi très minimisé par son propre mode de calcul. Il est en effet évalué à partir des seuls biens taxables à l’ISF. Or ceux-ci n’incluent pas les actifs professionnels, ni les œuvres d’art. Au total, ce ne sont donc pas 30 milliards, mais plutôt 60 milliards d’euros qui pourraient avoir déserté le pays depuis 1982.
Deuxième interrogation : combien l’impôt sur la fortune rapporte-t-il réellement au Trésor public ? Là encore, il faut progresser à petits pas. En 2009, il a fait entrer 3,5 milliards d’euros dans les caisses. Mais, si l’on défalque les restitutions versées au titre du bouclier fiscal (650 millions d’euros) et les frais de gestion de l’ISF (70 millions d’euros), son véritable produit ne dépasse pas 2,78 milliards d’euros par an.
Cela représente à peine 0,85% des recettes fiscales, 47 fois moins que la TVA… Mais il faut encore soustraire de cette maigre recette le manque à gagner potentiel sur les autres prélèvements. Car les millionnaires exilés ne paient évidemment plus l’impôt sur le revenu, ni les taxes sur l’essence, ni l’impôt sur les sociétés… D’après Christian Saint-Etienne, le total de ces recettes perdues s’élèverait chaque année à 10 milliards d’eu¬ros ! Plus raisonnable, Eric Pichet se limite pour sa part à 7 milliards.
Pour obtenir ce chiffre, il a appliqué aux capitaux qui ont fui le territoire (200 milliards selon lui) le ratio, à peu près constant, entre les recettes fiscales perçues par l’Etat et le patrimoine des ménages. Si l’on fait jouer sa formule sur seulement 60 milliards d’euros de patrimoine – notre estimation à partir des sources de Bercy – elle aboutit à un manque à gagner de 2 milliards d’euros. Qu’en conclure ? Que l’ISF ne rapporte en fait pratiquement rien à l’Etat. Et qu’il se pourrait même qu’il lui coûte.
Ce n’est pas là le plus grave. Selon ses détracteurs, le principal défaut de notre ISF – si l’on excepte la Suisse et la Norvège, la France est le dernier pays d’Europe à en posséder un – est de pénaliser l’économie et l’emploi. «Il pousse au départ nos meilleurs entrepreneurs !», s’offusque Arnaud Vaissié, pré­sident de la chambre de commerce française outre-Manche. Christian Saint-Etienne considère ainsi que 20 000 patrons ont quitté le territoire entre 1997 et 2009, et que 500 000 emplois auraient pu être créés s’ils étaient restés en France. La fondation Ifrap, un think tank très libéral, avance, elle, une estimation de 100 000 postes perdus par an. Mais, du propre aveu de sa directrice, Agnès Verdier-Molinié, il s’agit d’un calcul à la louche.
Quelques exemples emblématiques suffisent en tout cas à cerner le problème. En 1998, Denis Payre, fondateur de Business Object, a pris le train avec ses millions en direction de Bruxelles. Même s’il est revenu au bercail depuis, il y a fondé une nouvelle société, Kiala, qui emploie toujours une quarantaine de collaborateurs sur place. Autre star de la nouvelle économie partie offrir des jobs à nos voisins : Pierre-François Grimaldi. Devenu multimil¬lionnaire en revendant iBazar à eBay en 2001, il a monté en Belgique Foto.com, un des leaders européens du développement photo sur Internet, qui compte près de 200 salariés.
Pour sa part, Lotfi Belhassine, l’ex-P DG d’Air Liberté, a quitté la France en 1997 pour donner naissance à LibertyTV, une chaîne belge axée sur le tourisme, assortie d’une agence de voyages. Elle fait travailler une centaine d’employés. C’est autant de perdu pour nous.
  Non seulement l’ISF incite les entrepreneurs à partir, mais il décourage ceux restés en France de développer leur affaire. Un tiers de nos patrons revendraient en effet leur société dès qu’elle atteint une valeur de 15 millions d’euros, juste avant le seuil d’imposition maximal. Il faut dire qu’à ce niveau de patrimoine, le taux appliqué (1,8% au-delà de 16,79 millions) devient vraiment dissuasif. Avec une inflation de 2% par an, il faut faire fructifier son capital de près de 4% pour ne pas le voir s’éroder. On comprend que certains soient effrayés.
Autre travers : l’ISF impose aux propriétaires de PME de rester dirigeants pour pouvoir bénéficier de l’exonération des biens professionnels. «Du coup, soit les fondateurs ne passent ¬jamais la main, soit ils occupent des postes fantômes», regrette le fiscaliste Jean-Philippe Delsol.
La loi Dutreil, votée en 2003, est, certes, censée contrer cet effet pervers : plusieurs actionnaires peuvent s’engager communément à conserver leurs titres pendant quatre ans et bénéficier d’une exonération d’ISF de 75%, même s’ils ne sont pas dirigeants. Mais, pour cela, l’ensemble de leurs parts doit représenter au moins 20% du capital de l’entreprise (si elle est cotée). Résultat : «Ils ne veulent plus faire entrer de nouveaux investisseurs, car toute augmentation de capital risquerait de les faire passer sous le seuil fatidique», souligne l’Ifrap.
L’impôt sur la fortune semble donc bien être une mauvaise affaire pour notre pays. Même à gauche, certains en conviennent. «Oui, c’est un impôt idiot», ose le maire PS d’Evry, Manuel Valls. Alors que faire, sachant que les caisses de l’Etat sont vides ? A l’évidence, aucune réforme de fond ne sera menée en 2011, à un an de la présidentielle. Le gouvernement s’orienterait plutôt vers la suppression de la première tranche d’imposition : seuls seraient taxés à l’avenir les patrimoines supérieurs à 1,2 million d’euros (contre 790 000 euros aujourd’hui).

Cette mesure exonérerait 300 000 ménages sur les 562 000 assujettis et ne coûterait que 300 millions d’euros à l’Etat. Les paysans de l’île de Ré, aux revenus modestes, mais dont les maisons ont vu leur valeur tripler ces dix dernières années, n’auraient plus à le payer. Problème : cela ne réglerait en rien la question de l’exil fiscal.
Une partie de l’UMP tente donc de faire passer auprès de l’Elysée l’idée d’une suppression conjointe du bouclier fiscal et de l’ISF, compensée par la création d’une tranche supérieure de l’impôt sur le revenu. Avec un taux de 50% au-delà de 83 000 euros de salaire annuel, cette disposition rapporterait 2 milliards, selon une étude du sénateur Philippe Marini. Mais elle n’enthousiasme guère Nicolas Sarkozy…
A gauche, l’idée ne séduit pas grand-monde non plus, si l’on excepte Manuel Valls. «Un rentier est déjà beaucoup moins taxé qu’un cadre supérieur, pourquoi aggraver les choses ?», râle le député PS Pierre-Alain Muet, qui suggère plutôt de s’inspirer de l’exemple néerlandais. Les ingénieux Bataves ont, certes, aboli leur impôt sur la fortune en 2001. Mais ils l’ont remplacé par une taxe de 30% sur le rendement théorique que leur patrimoine est censé rapporter (4%). Ce qui, en somme, revient à imposer le capital à 1,2%. Supprimer l’ISF sans supprimer l’ISF, il suffisait d’y penser !
Stéphane Loignon
Ce que l’ISF nous rapporte
2,8 milliards d’euros net de recettes fiscales
Soit 3,5 milliards d’euros de recettes d’ISF, moins 70 millions d’euros de frais de gestion et 650 millions d’euros au titre du bouclier fiscal
Ce que l’ISF nous coûte
Estimation basse (1) :
2 milliards d’euros de recettes perdues pour les autres impôts
60 milliards d’euros de capitaux français partis à l’étranger
(1) Estimations Capital à partir
des données de Bercy.
Estimation haute (2) :
10 milliards d’euros de recettes perdues pour les autres impôts
300 milliards d’euros de capitaux français partis à l’étranger
0,2% de croissance en moins par an
500 000 emplois en moins
(2) Source : Christian Saint-Etienne, économiste.

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