TOUT EST DIT

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mercredi 15 décembre 2010

2010, le triomphe de l'ambiguïté


Curieux millésime, cette année dont l'intitulé évoque un résultat de foot (2-0, 1-0). Elle nous en a fait voir, au fil des mois, de ces situations hésitantes qui insensiblement se retournent. Les divulgations de WikiLeaks, archives demi-secrètes rendues demi-publiques, peu explosives par leur contenu, troublantes dans leur diffusion planétaire, amenaient plus de transparence et débouchent sur plus de confidentialité. Le feuilleton d'été Bettencourt, après avoir fait trembler l'Etat et s'échiner les investigateurs, s'achève en embrassades familiales au premier frimas. Les Bleus se sont suicidés à l'été et commencent à ressusciter à l'automne. Les gigantesques incendies russes, par une chance bien suspecte, n'ont pas fait un mort officiel de plus que la canicule de 2003 en France. L'indispensable réforme des retraites se heurte à un front du refus et finalement passe.


Chaque fois, une face de l'événement en cache une autre : à situation réversible, issue incertaine. L'année, du coup, semble battre le record de l'ambiguïté. S'y égrènent continûment jeux de dédoublements et de retournements. A Matignon, deux Premiers ministres successifs pour le prix d'un seul. En Côte d'Ivoire, deux présidents simultanés pour un fauteuil. Au Congrès américain, démocrates et républicains qui semblent échanger leurs rôles. De toutes parts, triomphe des ambiguïtés.


Or, l'ambiguïté n'a pas la cote : on la soupçonne d'être faux jeton. Ambigu a pour synonyme indécis, équivoque, incertain. Louche, en fin de compte. Sans conteste, tout le monde préfère netteté et clarté. Les ambiguïtés ? Voyons donc, il faut les lever… -tâche qui revient aux philosophes, aux critiques, aux gens de franc-parler. Entretenir l'ambiguïté, voilà plutôt l'affaire des politiques, des discours équivoques. Voilà ce qu'on croit le plus souvent. On se trompe.


Car l'ambiguïté a ses lettres de noblesse et sa puissance propre. Maurice Merleau-Ponty définit même la philosophie comme la conjugaison du « sens de l'évidence » et du « goût de l'ambiguïté ». Ce qu'il entend par là n'a rien à voir avec hésitations, incertitudes, manoeuvres pour noyer le poisson. C'est au contraire la double face constitutive de l'existence qu'il nomme ainsi. Car nous sommes toujours doubles -corps et esprit, raison et passion, nature et culture, science et art. Faire l'éloge de l'ambiguïté, c'est plaider contre les visions unilatérales, refuser systématiquement d'être « monoïdéiste » -afin de parvenir à penser la réalité. C'est mettre en oeuvre ce que Merleau-Ponty nommait la « claudication » du philosophe, toujours tenu d'avancer sur deux registres distincts, n'abandonnant jamais ni l'un ni l'autre.


Au moment du rituel bilan de l'année, ces remarques peuvent servir. Cessons de voir dans les doubles faces de 2010 des indices de volatilité. Evitons de déplorer que le présent soit versatile. Cherchons plutôt dans les faits du moment les traces d'une ambiguïté féconde, l'interrelation d'éléments opposés. WikiLeaks se tient dans l'entre-deux entre citoyenneté et raison d'Etat, l'affaire Bettencourt dans la zone d'interaction de l'argent et du pouvoir, les aventures des Bleus dans l'espace intermédiaire entre compétition réelle et politique imaginaire, la réforme des retraites entre lucidité et rêve, la crise de Côte d'Ivoire dans le conflit entre démocratie et ambitions personnelles.


Chaque fois, la marche à suivre ne doit pas gommer la double face en voulant absolument faire triompher un versant ou l'autre. Elle doit au contraire installer l'ambiguïté, la maintenir ouverte, révéler la tension et l'interaction entre ses éléments. On saisit alors que la transparence n'est qu'un mythe, les explications unilatérales des leurres. On en conclura que tout ce qui est réel est ambigu. Si 2010 nous enseignait vraiment cela, voilà une année qui n'aurait pas perdu son temps.

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