Tout semble dit, ces derniers jours, sur le retour d'Aung San Suu Kyi à la parole publique et à une relative liberté de mouvement. On soupèse ses capacités d'action, ses chances de pouvoir fédérer les opposants à la junte militaire, ses possibilités de retour sur la scène politique birmane, sa marge de manoeuvre restreinte. Tout cela importe, bien évidemment. Mais on oublie l'essentiel. Car ces considérations de tactique ou de stratégie demeurent dans un unique registre - celui des rapports de force. Or la partie décisive ne se joue pas sur ce terrain. Ce que rappelle la noble figure d'Aung San Suu Kyi, c'est que les affaires humaines ne relèvent pas seulement de l'ordre des faits. Elles relèvent aussi de ce qu'on peut appeler la rectitude.
Ce vieux terme semble devenu à peine audible. Il désigne une ligne morale plutôt qu'un plan de bataille. Rien n'empêche d'en déduire un programme d'action, voire une direction politique, à condition de préciser, d'entrée de jeu, que tout ici se joue dans la fidélité obstinée à des valeurs. La rectitude met pareille exigence au poste de commande. Ne pas plier, ne pas tricher, demeurer intégralement fidèle aux choix éthiques et aux promesses de départ. Résister aux menaces, intimidations, chantages, pressions et répressions. Préserver la complète fixité de cette armature morale -sans sombrer pour autant dans la rigidité. Demeurer inébranlable -sans risquer par là même de devenir fanatique. Voilà la rectitude.
Dans l'histoire de la philosophie, elle a ses lettres de noblesse. Socrate, dans le dialogue de Platon intitulé « Gorgias », l'a installée au coeur de la pensée avec une netteté parfaite. Ce qu'il refuse : le critère unique constitué par la victoire dans le registre des faits. A cette aune, la justice s'évanouit. Car les tyrans l'emportent, en fait -et les opposants perdent. Car les bourreaux, en fait, spolient les victimes, se débarrassent des corps et célèbrent leur forfait. S'il n'y a que les faits, personne ne choisira la défaite, le sacrifice et la souffrance. Le jeune Calliclès, qui défie Socrate avec l'arrogance des réalistes, montre qu'il vaut mieux être bourreau que victime. Aux criminels les mains pleines et aux justes leurs yeux pour pleurer. Si telle est la seule réalité, aucune hésitation -il faut faire jeu gagnant, donc être le plus fort. Le reste n'est qu'enfantillage.
La rectitude de Socrate fait intervenir, au contraire, un autre registre de réalité -celui de la justice et des normes morales. Là, les bourreaux sont perdants et les victimes glorieuses. Somme toute, ou bien il n'y a qu'un seul ordre du monde, celui des faits et des rapports de force, ou bien il y en a deux -les faits et les valeurs, les forces et le droit. Et ce clivage n'a cessé de traverser la pensée jusqu'à nos jours, même si la realpolitik a souvent pris le pas sur les exigences de la rectitude. On a prétendu que les bons sentiments ne pouvaient faire de bonne politique et répété que seuls comptent les résultats. Pourtant, ce réalisme a lui aussi ses limites, on le constate à présent de tous côtés. Du coup, la rectitude n'a pas dit son dernier mot.
Les figures qui l'incarnent sont aujourd'hui plus nombreuses et annoncent peut-être des métamorphoses. Ce qu'ont en commun -par exemple -le Mahatma Gandhi, Martin Luther King, Nelson Mandela, le 14 e dalaï-lama et Aung San Suu Kyi, c'est justement une forme d'hybridation contemporaine de sagesse et de politique, de spiritualité et d'engagement. Ils incarnent des silhouettes nouvelles, car ce ne sont ni simplement des militants ni tout à fait des sages. Ces leaders mixtes, engagés dans des combats sociaux de longue haleine, ont en commun quelques convictions : « la révolution essentielle est celle de l'esprit », « être libre de peur constitue à la fois un moyen et une fin », la vérité, la justice et la compassion sont « souvent les seuls remparts qui tiennent contre un pouvoir sans pitié » -paroles d'Aung San Suu Kyi dans son célèbre discours de juillet 1990, Freedom from Fear.
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