En France, en 2010, la révolution d'octobre n'aura pas lieu. Mais, en quelques jours, le pays s'offre le luxe de rater à la fois une réforme et une révolution. Le naufrage du fantasme révolutionnaire est sans surprise : personne n'en veut, mis à part quelques vociférateurs, néofascistes ou néobolchéviques. Plus subtil est l'échec de la réforme : une fois légale, elle ne paraîtra pas légitime et, même en vigueur, semblera en sursis. Quelle que soit son issue, cette crise laissera un singulier héritage. Une fois les lois votées, amendements intégrés, raffineries débloquées, banderoles rangées, manifestants décomptés, lycées rouverts… que va-t-il donc rester ? Du ressentiment.
Demain va commencer un temps où personne ne sera réellement satisfait de ce qui s'est passé. Un temps où chacun se racontera que son échec - partiel ou total -incombe à l'autre et non à lui-même. Un temps où la rancoeur va mijoter doucement, cuire et recuire, polluer les dessous de la vie publique. C'est cela, le ressentiment : une hostilité affadie mais entretenue, alimentée au lieu d'être digérée, et cependant incapable d'agir. Rien à voir avec l'esprit de revanche, qui suppose, comme dans une compétition sportive, que les adversaires puissent échanger leurs places. Au contraire, le ressentiment ne prépare à aucune victoire vengeresse, car il s'est convaincu d'une dissymétrie permanente.
Depuis cent-cinquante ans au moins, la philosophie interroge cette notion. Le Danois Sören Kierkegaard (1813-1855), père de l'existentialisme, fut le premier à voir dans le ressentiment la marque d'un temps sans grandeur, où l'homme qui prend le risque de créer se trouve blâmé pour imprudence et témérité : on lui en veut de sa hardiesse. Nietzsche, creusant la même veine avec son génie de la provocation, deviendra le grand penseur du ressentiment. Il démonte la mise en place des idéaux, souligne qu'égalité et justice ne sont que des dérivés de jalousie et de vengeance. Il diagnostique combien « le ressentiment nuit au faible plus qu'à quiconque » (« Antéchrist », § 22) et rappelle à ceux qui voudraient « étudier le ressentiment de plus près : c'est aujourd'hui chez les anarchistes et les antisémites que cette plante fleurit le mieux » (« Généalogie de la morale », § 10). De ce point de vue, il n'est pas sûr que, depuis 1887, les choses aient tellement changé.
Max Scheler, en 1912, dans « L'Homme du ressentiment », tente de réconcilier Nietzsche et le christianisme, en élargissant encore la portée de la notion. Il en fait ce que Camus, dans « L'Homme révolté » (1951) décrit comme « une auto-intoxication, la sécrétion néfaste, en vase clos, d'une impuissance prolongée ». Scheler soutient que ressentiment et révolte sont identiques, Camus s'emploie au contraire à les distinguer. Ce débat ancien, qu'on pouvait croire dépassé, risque de redevenir actuel. Parce que la dimension psychologique va jouer, dans les temps qui viennent, un rôle nouveau.
En temps normal, on doit toujours se méfier des analyses qui « psychologisent » à l'excès des situations par nature multiples - économiques, sociales, politiques. Cette fois, pourtant, la singularité française est bien d'avoir installé au coeur du politique plus de psychologie qu'il n'est usuel. Le volontarisme du président, l'impression des manifestants de n'être pas entendus, pas même écoutés, induisent une composante d'animosité et de frustration. Aux conflits, désaccords et affrontements - qui font partie intégrante de toute vie démocratique -s'ajoute désormais la dimension passionnelle. On aurait tort d'en sous-estimer l'importance. Le ressentiment sera bien une des composantes de la vie française des temps qui viennent. D'autant qu'il traverse aussi syndicats, partis et administrations, et les divise du dedans. Rancoeur de la vengeance impossible, volonté d'impuissance dont l'adversaire est censé porter la responsabilité, le ressentiment risque d'empoisonner nos lendemains.
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