Une fois les Roms placés au coeur de l'actualité, on a dit, à leur sujet, tout et son contraire. Qu'il existait des motifs légitimes d'expulser certains d'entre eux. Qu'il y avait de bonnes raisons de les défendre tous. Que la France faisait exception. Que l'embarras de l'Europe était général. Mais on s'est peu interrogé sur cet arrière-plan fort ancien que constitue le nomadisme, sur ses survivances et ses métamorphoses. Pourtant, la vie nomade est bien la première qu'ait connue l'humanité. Et elle habite le monde très différemment de la vie sédentaire.
Le nomade parcourt un territoire. Au lieu d'être rivé à un point fixe, il a pour demeure un espace, avec ses contours singuliers et ses lignes de force. Il voyage, mais sans faire l'aller-retour d'un point à un autre, de manière utilitaire ou touristique. A la différence des transhumants, des émigrés, des exilés, le nomade, accompagné des siens, investit en tous sens son domaine de vie d'un mouvement permanent. Mais son territoire, même s'il est vaste, est délimité. Ce n'est jamais le monde entier qui est parcouru, mais un pan du monde, qui s'étend sur le territoire de plusieurs Etats.
Le nomade les ignore, il était là bien avant. La vie sédentaire a triomphé -avec son cortège d'ancrages, de résidences, d'enracinement -culture des sols et des localités. Entre les enracinés, qui recouvrent désormais pratiquement tout l'espace, et les survivants du nomadisme, existe une rivalité profonde et silencieuse, archaïque. Pour les gens qui se croient de souche, l'inquiétante étrangeté des vagabonds est suspecte. Au fil des siècles, autour des figures dissemblables de l'errance, l'imaginaire européen a multiplié les craintes. Celui qui ne fait que passer est sûrement malfaisant.
Que faire de ces préjugés ? Tenter de les dissoudre. Que faire des nomades ? Leur permettre, dans des conditions dignes, de persister dans leur singularité. Et de cohabiter, autant que possible, avec leurs homonymes modernes. Car de nouveaux nomades -élitistes, mondialisés et connectés -ont surgi de la globalisation. Le mot a envahi bureautique et publicité. Sous l'effet des réseaux sans fil, de l'électronique mobile et de la connexion permanente, on a vu proliférer les nomades high tech, travaillant n'importe où comme s'ils étaient chez eux.
Ils attestent sans doute que la tentation du nomadisme n'a pas fini d'habiter le monde moderne. Mais ces nomades riches postmodernes se déplacent seuls, et non avec femmes et enfants. Plus encore, ils sont censés être partout chez eux. Du coup, ces prétendus itinérants paraissent plus sédentaires qu'on ne le dit : leur domicile fixe, grâce à la technique, s'étend à la planète entière. D'aéroports en bureaux climatisés, à peu près tous identiques, ils vont partout mais sans voyager vraiment.
Où donc trouver de vrais nomades modernes ? Chez les philosophes -ceux du moins qui n'ont pas des pensées de plomb. Nietzsche, dans « Humain, trop humain » (1878), a vu l'essentiel, comme d'habitude : « (…) en opposition avec les intelligences liées et enracinées, nous voyons presque notre idéal dans une espèce de nomadisme intellectuel. » Voilà que le couple nomade-sédentaire se transpose dans le registre de l'esprit. Même en habitant toujours au même endroit, certains penseurs nomadisent dans le territoire des idées, parcourent les écoles sans s'y fixer, vont et viennent d'un concept à l'autre, sans être enfermés dans aucune doctrine. D'autres, au contraire, changent physiquement de lieu, mais demeurent immobiles sur les cartes mentales.
Quel que soit le registre, le clivage passe toujours entre mouvement et immobilisme. Aux temps anciens comme aux temps modernes. Dans la pensée comme l'espace. Finalement, le nomade incarne le rêve d'une quête perpétuelle, et le sédentaire celui d'être ancré quelque part. Reste à inventer le monde où tous peuvent vivre ensemble -nomades à l'ancienne, nomades avec avion, nomades des idées -sans oublier les sédentaires.
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