La volonté d'éviter que certains groupes radicaux ne tentent des actions violentes serait à l'origine de l'encadrement strict du parcours de la manifestation contre le mariage homosexuel.
La crainte que certains groupes radicaux ne tentent des actions violentes aurait été à l'origine d'une volonté d'encadrement strict du parcours de la manifestation des anti-mariage homosexuel. Cette crainte était-elle fondée ?
Mathieu Zagrodzki : Je pense qu’en réalité tout le monde a été débordé. Il est évident que le lieu et la configuration de la manifestation rendaient la situation compliquée d’emblée. Le blocage des Champs-Elysées aux manifestants était difficile à tenir car quiconque connaît un minimum le quartier sait qu’on peut y accéder par les petites rues environnantes, que les forces de l’ordre ont eu du mal à contrôler. Sur les incidents en eux-mêmes, il est toujours compliqué de déterminer les responsabilités des uns et des autres. Ce qui est sûr, c’est que, d’après les témoignages de gens présents dans le cortège, il y avait quelques dizaines d’identitaires, du GUD notamment. Après, il s’est probablement passé ce qui se passe lors des émeutes ou des incidents dans les stades : vous avez un groupe de meneurs, motivés et prêts à aller au contact physique. Une fois que ceux-ci passent à l’acte, d’autres personnes, que l’on peut qualifier de suiveurs, s’engouffrent dans la brèche et se joignent au mouvement, sans qu’ils soient à la base des agitateurs attirés par l’affrontement. C’est un effet de groupe, qui a probablement été alimenté par la tension qui régnait sur la place de l’Etoile, où l’avant du cortège faisait face à un barrage de gendarmes mobiles qui bloquait les Champs-Elysées. Ni les forces de l’ordre, ni les organisateurs n’y étaient sans doute préparés.
Après, est-ce que la réaction des forces de l’ordre était excessive ? L’émotion provoquée par le fait que des familles aient été atteintes par des gaz lacrymogènes est légitime, mais il est normal également que les forces de l’ordre cherchent à repousser une charge de manifestants. Et dans ces cas-là, le gaz est un moindre mal par rapport à la matraque, au canon à eau ou au flashball. Ceux qui sont allés au contact savaient pertinemment qu’ils ne pourraient pas passer. Je ne dis pas que cela a été fait sciemment sur le moment, mais c’est aussi une façon de se poser en victimes : « regardez, nous manifestons contre un projet du gouvernement et celui-ci nous envoie des gaz lacrymogènes ». Une manifestation, c’est aussi une bataille de communication et de symboles.
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Dark Vador était à Paris |
Qui sont ces groupes extrémistes qui préoccupent le ministre de l’Intérieur ? Quel est leur poids dans la société française ? Ces groupes extrémistes représentent-ils un vrai danger pour la cohésion de la société et la démocratie ?
Mathieu Zagrodzki : Je pense que le principal courant visé est la droite identitaire. Leur principal cheval de bataille est la lutte contre ce qu’ils appellent l’islamisation de l’Europe et la mondialisation. Ils se spécialisent dans des opérations médiatiques comme les apéritifs « saucisson-vin rouge », les manifestations contre l’implantation du Qatar en France, les descentes dans les Quick Hallal ou encore l’occupation de mosquées en chantier, comme on l’a vu récemment à Poitiers. Electoralement, ils ne représentent pas grand-chose, à quelques exceptions près comme Nice. En revanche, ils surfent sur un thème qui préoccupe un certain nombre de Français. Ils sont aidés en cela par une parfaite maîtrise des réseaux sociaux et d’Internet, ce qui leur permet de se positionner sur un créneau d’agitateurs de l’opinion publique, plus que de conquête électorale
Le baromètre de confiance politique du Cevipof de janvier 2013 révèle que 52% des personnes interrogées ne font confiance ni à la droite, ni à la gauche pour les gouverner. Ils sont 85% à estimer que les hommes politiques ne se préoccupent pas des gens comme eux. Au-delà des heurts de la manifestation pour tous et de la question des groupes extrémistes, ne sous-estime-t-on pas le climat délétère dans le pays ? Le contexte politique et social est-il plus explosif qu’il n’y paraît ? Cela peut-il se traduire par des violences ?
Bruno Cautrès : Le climat de « défiance » vis-à-vis de la politique en France n’est pas un phénomène récent. Les enquêtes du Cevipof ont observé ce type de phénomène, parfois à des niveaux encore plus élevés en ce qui concerne la non-confiance dans la gauche et la droite pour gouverner le pays, depuis plusieurs années. Par ailleurs, l’image d’une classe politique qui ne se préoccupe pas des citoyens, qui ne recherche que les postes et les votes, est apparue avec force dans l’opinion depuis le début des années 1990.
Cette tendance n’est pas linéaire, il y a des effets de contexte à certains moments qui font que cela s’exacerbe. Nous sommes clairement dans un moment de ce type : la crise économique actuelle, la crise sociale avec les licenciements, la dimension européenne, le sentiment d’impuissance des gouvernements, qui changent alors que les problèmes restent, sont des données importantes aujourd’hui.
Peut-on qualifier ce climat de « délétère » ? Sans doute que les « affaires » créent un climat particulièrement très lourd et difficile. Mais nous ne sommes pas dans une situation de vide politique, totalement explosif. Néanmoins, si le climat social se tend, si les licenciements continuent et si le gouvernement ne parvient pas à tracer des perspectives lisibles, le climat de défiance que nous observons pourrait s’accentuer encore.
Ce climat peut-il être à terme un tremplin pour des groupes extrémistes même minoritaires ? Quels sont les moments dans l’histoire européenne où ces groupes ont réellement menacé la démocratie ? Le contexte était-il comparable au contexte actuel ?
Bruno Cautrès : Chaque période historique et chaque crise a ses particularités. Nous ne sommes pas dans le climat des années 1930. Depuis, les Etats ont appris à répondre économiquement aux crises. Et surtout les évolutions des valeurs politiques et les évolutions des grandes dimensions sociologiques (niveau d’éducation, niveaux de vie, hiérarchies sociales) depuis la génération des années 1930, ont radicalement changé la donne. La situation économique et politique n’est donc pas la même et le rapprochement des deux périodes, s’il est intellectuellement séduisant, mérite des analyses plus serrées afin d’éviter des anachronismes.
Aujourd’hui, les deux types de phénomènes que nous avons vu s’exprimer en Europe en réponse à la crise sont les mouvements ou partis dits « populistes », notamment ceux de la droite extrême, et les mouvements du type des « Indignés », qui s’inscrivent dans une contestation de la mondialisation financière. Ces deux types d’expression posent des questions fortes à la représentation politique : dans un cas, la critique des élites en place, au nom du « peuple », trouve dans la dimension nationale/nationaliste un point central de rejet de la mondialisation ; dans l’autre cas, la dimension internationaliste de la contestation n’empêche pas non plus des formes d’expression négatives vis-à-vis des forces politiques traditionnelles (partis ou syndicats).
Sur internet, les commentaires sont parfois très violents, peut-on parler de radicalisation des esprits ?
Mathieu Zagrodzki : C’est vrai que cette violence est très frappante, dérangeante. Mais elle est très répandue sur Internet, elle ne concerne pas que la manifestation contre le mariage pour tous. Twitter est l’exemple de ce qui se fait de mieux et de pire sur le net. C’est un outil formidable de circulation de l’information, mais le format de messages courts favorise l’invective ou la formule facile, au détriment de l’argumentation construite. Plus généralement, la distance physique avec votre interlocuteur et le fait de s’adresser le plus souvent à des gens que vous ne connaissez pas conduit nombre d’internautes sur les forums à se dispenser des règles de courtoisie et de la retenue que l’on applique généralement aux conversations en face-à-face. Internet rend à la fois les débats plus brutaux sur la forme, mais aussi plus brefs : la rapidité de circulation de l’information fait que quand une nouvelle polémique survient, on passe très vite à la suivante. Ce qui s’est passé dimanche n’échappera pas à la règle.
Pour répondre à votre question, l’agressivité manifestée par les deux camps est sidérante. Quand je vois que les uns parlent d’ « Etat totalitaire » et les autres de « Manif de la honte », je me dis qu’il faut raison garder. Il y a certes eu des incidents, mais ils ont impliqué quelques centaines de personnes sur un rassemblement qui en comptait plusieurs centaines de milliers, dont l’immense majorité était constituée de familles tout à fait pacifiques. On est loin de l’insurrection « facho » décrite par certains. La manifestation du 13 janvier s’était d’ailleurs déroulée sans le moindre incident. A l’inverse, si nous étions dans un régime autoritaire, cette manifestation n’aurait jamais été autorisée et aurait été réprimée dans le sang. Or il n’y a aucun blessé grave à ma connaissance…
En légiférant sur la question du mariage homosexuel en période de crise, François Hollande a-t-il ouvert de nouveaux fronts dans la société ?
Mathieu Zagrodzki : Il y a deux façons de voir les choses. D’un côté, on peut dire que c’était une promesse électorale du candidat Hollande et qu’il est normal, pour ne pas dire souhaitable, qu'une fois élu il tienne ses engagements. Il est illogique de répéter que François Hollande ne fait rien et en même temps lui reprocher d’engager une réforme prévue dans son programme. De l’autre, on peut avancer qu’il a mis sur le tapis un sujet particulièrement clivant, à un moment où les tensions sont déjà très vives au sein la société française et qu’elles risquent encore d’être accentuées par ce moment politique.
Bruno Cautrès : Depuis plusieurs décennies déjà, deux dimensions sous-tendent les vies politiques en Europe : une dimension qui renvoie à l’ancien clivage gauche-droite, toujours très prégnant dans les vies politiques tant au plan des systèmes de partis qu’au plan des indentifications idéologiques des électeurs et qui renvoie aux enjeux socio-économiques comme le chômage. Malgré le manque de confiance dans la gauche et la droite pour gouverner le pays, malgré la montée de ceux qui refusent le classement gauche-droite, celui-ci conserve une forte capacité à donner aux électeurs une carte mentale pour décoder la politique et ses acteurs.
Une seconde dimension s’est affirmée, répondant à un changement de valeurs et un changement générationnel bien analysé par le sociologue américain Ronald Inglehart : il s’agit des enjeux plus sociétaux qui renvoient à ce que les spécialistes appellent le clivage « matérialisme » /« postmatérialisme ». La gauche en Europe, pas seulement en France, a dû apprendre à composer avec ces deux dimensions pour des raisons stratégiques (gagner les élections, autrement dit composer une coalition majoritaire) et des raisons plus profondes d’évolution de la composition sociologique et idéologique de son socle électoral. En légiférant sur cette question, le gouvernement traduit que son programme, tracé par celui de François Hollande, s’inscrit dans l’une et l’autre de ces deux dimensions. Ici nous sommes dans la seconde dimension. Mais d’une certaine façon, il ne s’agit pas d’un choix : le gouvernement et François Hollande n’ont pas choisi de délibérément légiférer sur des sujets de société pour éviter les sujets socio-économiques.
La coalition sociologique qui a porté François Hollande à l’Elysée est composite : après l’abstention, c’est le vote pour Marine Le Pen qui a caractérisé les ouvriers en 2012 ; mais une forte majorité d’entre eux à voter Hollande au second tour. Le gouvernement est donc obligé de naviguer entre les demandes parfois contrastées de son électorat. Et l’on voit que les sujets sociétaux ne sont pas les plus simples pour le gouvernement. L’opposition au mariage homosexuel a plusieurs composantes : un rappel que la matrice religieuse de la politique française existe toujours malgré la « sécularisation » et le chute des pratiques religieuses catholiques, mais aussi une composante plus large de valeurs et un composante politique. Il n’est pas simple de résumer cette opposition à une seule composante : parmi ceux qui manifestaient hier tous ne sont pas de néo-conservateurs ou des conservateurs rigides et rigoristes au plan de leurs valeurs familiales.
Notre pays est une société post-industrielle complexe, des éléments issus de Mai 68 ont pénétré en profondeur le pays. La famille reste une valeur centrale pour les Français, mais même parmi ceux qui manifestaient hier la famille n’est plus conçue exclusivement comme un modèle vertical. Les relations horizontales sont de plus en plus privilégiées dans les domaines de la famille, du travail, mais aussi de la politique. La famille recomposée, le chacun selon son choix, la tolérance à l’égard de l’homosexualité sont des données de la société française d’aujourd’hui Il n’est pas impossible que le thème de l’adoption des enfants et au-delà la question de la procréation médicalement assistée soit davantage que le mariage homosexuel le point de clivage. Même si la PMA n’est pas à l’ordre du jour (et n’est pas dans le projet de loi), cette question peut mobiliser. Et comme dans toute opposition politique qui perdure, des « leaders d’opinion » ou « entrepreneurs politiques » ont fait leur apparition. Par ailleurs, la demande de prise de parole des citoyens est également forte. Il va être très intéressant de suivre la composante politique de cette opposition : qui va capitaliser sur cette opposition ?
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