Les élections italiennes ont été marquées par la défaite cinglante de Mario Monti, ancien commissaire européen et président du conseil à la tête d’un gouvernement technique. Cette défaite peut-elle être considérée comme un avertissement à l’égard d’une Europe jugé trop technocratique ?
David Valence : Il ne faut pas confondre les effets d'un vote et ses causes. Certes, l'absence de majorité stable au Sénat et la marginalisation de Mario Monti risquent de déstabiliser l'Europe, et déplaisent aux marchés. Mais il ne faut pas perdre de vue qu'il s'agit d'élections italiennes, qui se jouent aussi sur des enjeux nationaux, et se situent dans une histoire bien précise, celle de la démocratie italienne.
A cet égard, on pouvait, avant le vote, se poser deux questions : l'expérience de Mario Monti à la tête du gouvernement italien allait-elle casser la tendance à la bipolarisation que manifestait le système politique italien depuis le début des années 1990? Et allait-on dès lors voir surgir une nouvelle Démocratie chrétienne, un parti central, puissant, qui déjoue la loi de l'alternance? A ces deux questions, la réponse est aujourd'hui négative. On a parlé du discrédit des partis de gouvernement à propos du vote des 24 et 25 février derniers. La coalition de droite et la coalition de gauche rassemblent, ensemble, près de 60% des voix. C'est peu, mais faut-il rappeler qu'en 2002, en France, un président de la République (Jacques Chirac) et un premier ministre sortants (Lionel Jospin) représentaient à peine 36% des voix? Dans ce cas, oui, on pouvait parler de rejet très violent des hommes au pouvoir et d'épuisement de la bipolarité. Ce n'est aussi flagrant en Italie, aujourd'hui.
Pour parler vrai, je ne crois pas que les électeurs se soient jouées sur le rejet ou le soutien à l'Europe des Italiens, qui restent un des peuples les plus europhiles. Je ne crois pas non plus que Berlusconi ait refait son retard dans les sondages uniquement grâce à ses attaques contre l'Europe. C'est le ressort de l'antifiscalisme, très profond en Italie, qui a joué en sa faveur, lorsqu'il a fait du remboursement de la taxe foncière le leitmotiv de sa campagne.
Il n'y a pas eu de rejet de Mario Monti. Simplement, il n'y a pas eu non plus d'adhésion à son "centrisme". Car le centre est un point, ce n'est pas vraiment une famille politique, et Monti n'a pas fait campagne en homme politique qui "mouille la chemise". Les électeurs de Beppe Grillo, par exemple, ont autant voté contre la corruption symbolisée par Berlusconi que contre l'austérité incarnée par Monti. Pour résumer, on peut donc tirer trois enseignements de ces élections : la vie politique italienne reste structurée par l'affrontement gauche/droite ; les rêves de recréation d'un grand parti centriste sont morts et enterrés ; enfin, le populisme porté par la Ligue du Nord pendant longtemps a pris, en Italie, une nouvelle forme : celle du Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo.
Jean-Luc Sauron : A mon sens, il s’agit moins d’un rejet d’un Europe trop technocratique que de celui d’une Europe coupée de ses populations. Rappelons-nous la célèbre formule de « l’adresse de Gettysburg » d’Abraham Lincoln où ce dernier affirmait qu’il appartenait aux Américains « de décider que le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, ne disparaîtra jamais de la surface de la terre ». Comme dans le cas grec (Gouvernement Papadimos, un technicien soit disant imposé par Bruxelles et dont le nom signifie « amer »), Mario Monti a semblé être parrainé par Bruxelles (et les autres gouvernements européens d’alors). C’est moins son caractère technocratique (son gouvernement fut soutenu par le parlement italien pendant plus d’un an pour Monti, même chose pour un temps plus bref pour Papadimos) que l’impression d’être dépossédé du choix du gouvernement que les peuples grec et italien ont condamné.Mais cette impression de substitution de légitimité (origine européenne plutôt que nationale des gouvernements) n’a été rendu possible que suite à la faillite des systèmes nationaux de gouvernance.
Est-il exact de considérer, comme semblent le faire les peuples, que les technocrates ont pris le dessus sur les politiques ? Comment en sommes-nous arrivés là ?
Pierre-Henri d'Argenson : L’utopie qui sous-tend la construction européenne est justement le dépassement de l’ordre politique au profit d’un despotisme éclairé de la règle de droit. C’est ainsi que les traités européens successifs ont peu à peu codifié une part croissante des activités humaines, pour ne laisser à la délibération démocratique que des accessoires symboliques. Pour comprendre cela, il faut se replacer dans le contexte de l’après-guerre, qui a vu émerger une élite convaincue de la nocivité des nations, et, sans oser le dire, de la démocratie elle-même, suite à l’expérience hitlérienne. Les « politiques » ont donc beau jeu de dénoncer les « technocrates », ce sont bien eux qui depuis cinquante ans ont créé en toute conscience les conditions d’un transfert de la souveraineté politique nationale vers l’autorité technocratique européenne.
David Valence : L'expérience Monti était une anomalie politique. Il faut se le rappeler ! Aucun grand pays européen ne peut durablement être gouverné par une équipe de "techniciens", comme s'il n'y avait qu'une seule politique à mener, sans nécessité d'avoir un débat démocratique pour la définir. Le mandat de Mario Monti lui avait été confié par les parlementaires italiens, sous la pression des Européens, pas par les électeurs. C'était, je le répète, une anomalie démocratique. Elle a pris fin, il n'y a rien là de surprenant.
Les Italiens sont plus conscients qu'on le croit de la nécessité d'assainir leur économie et de se désendetter. Simplement, ils ne pouvaient approuver une voie politique qui se résumait à des appels à la raison, à la discipline, comme si l'affect n'entrait pas en compte en politique, comme s'il y avait d'un côté "ceux qui savent" et de l'autre, "ceux qui ne savent pas". A chaque fois qu'on fait l'économie de la démocratie, les citoyens se vengent, consciemment ou pas. Ils n'ont pas rejeté la politique de Mario Monti, ils ont simplement exprimé leur envie de choisir le destin de leur pays. Et sanctionné ceux qui se présentaient aux élections en disant "vous n'avez pas le choix". Quand on fait cela, face à des citoyens de plus en plus informés et de plus en plus autonomes dans leur jugement, on perd à tous les coups.
Au surplus, ce discours sur la montée de la technocratie face aux responsables politiques n'est pas neuf. On le tenait déjà dans la France des années 1950, quand certains hauts fonctionnaires comme Paul Delouvrier, François Bloch-Lainé ou Claude Gruson donnaient le sentiment de gouverner la France plus qu'Antoine Pinay, que René Mayer ou qu'Edgar Faure. A l'époque déjà, on disait que la démocratie pouvait se passer d'élus qui disposent de vrais pouvoirs, et qu'il suffisait à ces derniers de le déléguer à des "experts éclairés". Le recours à la technocratie pour gouverner, comme ce fut le cas avec Monti, est un symptôme de l'épuisement démocratique, pas sa solution.
Même dans une Europe contrainte par les règles qu'elle s'est donnée à elle-même, les gouvernants gardent des moyens d'influer sur la vie économique d'un pays, en profondeur, et pas seulement en suivant les seules consignes des marchés financiers. Ils doivent le faire sentir pour gagner, sans exagérer leur capacité de décision, mais en en donnant la mesure. On ne gagne pas une élection autrement.
Jean-Luc Sauron : Les peuples grec et italien n’ont pas rejeté des technocrates, mais des politiques d’austérité dues à une brutale remise en œuvre des comptes publics. Les technocrates n’ont pas pris le dessus sur les politiques. Toutes les mesures prises par les Etats membres à l’initiative de la Commission européenne ont été en réalité débattues par ces mêmes Etats au sein du Conseil des ministres Ecofin ou au sein du Conseil européen.Ce sont bien les chefs d’Etat et de gouvernement qui valident les décisions qui s’appliquent dans les Etats. L’Union européenne n’a que les pouvoirs que veulent bien leur donner les gouvernements nationaux. Ce qui est dramatique c’est la lâcheté de certains gouvernements européens qui mettent sur le compte de « Bruxelles » ou « des marchés » des décisions sur lesquelles ils ne trouvent rien à redire. Il s’agit d’un comportement enfantin consistant à se défausser sur les autres (Bruxelles notamment) de mesures impopulaires et difficiles à assumer. Dans le cas contraire, il suffirait de s’y opposer publiquement lors d’un Conseil européen ou d’un Eurogroupe et de demander de changer clairement de politique. Pour l’instant, aucun Etat européen n’a remis en cause la politique de remise en ordre des comptes publics en Europe.
William Genieys : Il faut faire attention avec les mots. Primo, les technocrates ont toujours eu la main sur les politiques publiques, et cela depuis les années 1930. La planification et les Trente glorieuses ont accentué le phénomène. Durant cette période là, d'extrême richesse si on prend le cas de la France, les élites politiques, c'est à dire ministres, les parlementaires, ont donné l'impression de "tracer la ligne" et les technocrates d'exécuter la mise en œuvre des réformes politiques.
Aujourd'hui, et cela depuis la fin des années quatre-vingt on a l'impression que les rôles sont inversés, ce qui est bien entendu faux. Pourquoi cela, tout d'abord parce qu'une partie des élites politiques des partis de gouvernement (gauche et droite confondue) ont privilégié, à tort, le choix de satisfaire leur électorat, plutôt que d'affronter l'impopularité de la politique des problèmes nécessitant des reformes structurelles dont le peuple et les citoyens ne veulent pas. A côté de cela, les partis radicaux ont fait de la surenchère populiste en soulignant l'impuissance de la "classe politique de gouvernement" et l'affirmation du pouvoir des technocrates, européens mais également nationaux voire régionaux. Le problème est double : d'une part, la faillite partielle des élites politiques dans leur rôle de "traducteur" des politiques auprès de leur public, les citoyens électeurs, d'autre part, le populisme des partis "anti-système" qui n'ont pas d'autres horizons que la revente en ligne et à bas coût de la thématique du grand soir.
Les technocrates sont-ils aujourd'hui le plus grand danger qui menace l'Europe ? Quel type de risques concrets lui font-ils courir ? En ont-ils d'ailleurs seulement conscience ?
Pierre-Henri d'Argenson : On peut schématiquement distinguer deux types d’attitudes vis-à-vis de l’Europe : celle des « européistes », qui sont dans l’idéologie, et qui essaient de convaincre les peuples que les problèmes de l’Europe viennent du caractère inabouti de l’intégration européenne et de la persistance de « scories » des souverainetés nationales. Pour eux, il faut faire le grand saut fédéral qui remettrait tous les pouvoir entre les mains d’une élite européenne installée à Bruxelles comme les dieux sur l’Olympe, et qui, éclairés par le Savoir et la Technique, feraient instantanément advenir un ordre heureux réglé par le Droit et l’Expertise.
En face, il y a ceux, dont je fais partie, qui pensent que l’Europe doit aujourd’hui revenir à une logique intergouvernementale, parce que les intérêts et les besoins de chaque Etat membre restent divergents, et que la nation, qu’on le veuille ou non, reste le cadre fondamental du destin et de l’identité des peuples européens. A vouloir uniformiser l’Europe au forceps, on risque de braquer les peuples et perdre en quelques années ce que la construction européenne avait permis d’obtenir : que les dirigeants européens prennent spontanément l’habitude de s’assoir à la même table pour régler les problèmes communs. Maintenant que cette maturité européenne est atteinte, il faut sortir de l’idéologie communautaire et recentrer les institutions européennes sur un modèle politique et interétatique, quitte à renationaliser certains pans des politiques européennes.
David Valence : Il faudrait d'abord s'entendre sur le sens du mot "technocrate"...Aujourd'hui, les techniciens de la finance ont bien plus d'influence sans doute que les "technocrates" à l'ancienne, qui invoquaient, à l'appui des politiques qu'ils défendaient, l'intérêt général. Il n'est guère qu'en France qu'une technocratie de ce type, très étatisée, très attachée à ses privilèges, soit encore vraiment puissante. Quant à la fameuse technocratie européenne, là encore, il faut s'entendre! La Commission européenne, qui en était l'incarnation, a beaucoup perdu de son pouvoir ces dernières années. Celui-ci s'est déplacé vers le Conseil, vers le Parlement européens... et vers la Banque centrale européenne. En réalité, l'usage du mot "technocratie" est, là encore, un symptôme. Un symptôme du défaut de pédagogie dont font preuve des responsables politiques que la nouvelle exigence des citoyens déroute : en parlant de "technocratie", ceux-ci mettent un nom sur le sentiment très simple qu'ils éprouvent qu'on "ne leur dit pas tout" et qu'on les traite en grands enfants.
En revanche, dans la bouche des responsables politiques, invoquer la "technocratie" permet souvent de se défausser sur d'autres de décisions qu'on a prises. Car les politiques de rigueur ont bien été décidées par les responsables politiques européens, par des fonctionnaires bruxellois! Ce qui menace l'Europe, c'est surtout l'irresponsabilité de dirigeants qui, une fois revenus dans leurs capitales, ne défendent pas les compromis décidés à Bruxelles comme ils devraient le faire... Berlusconi agissait ainsi jusqu'en 2011, jusqu'à ce que les autres gouvernements européens le poussent à la démission. Mais il aurait été préférable, pour l'Italie, qu'un vrai responsable politique lui succède, pas un homme très estimable, mais dont tout la personnalité et l'itinéraire accréditaient cette idée d'une dépossession démocratique dont, je le répète, les dirigeants sont pour beaucoup responsables eux-mêmes!
Jean-Luc Sauron : Ce qui menace vraiment l’Europe, c’est l’absence de projet d’avenir aussi bien à Bruxelles que dans les capitales européennes. Il n’y a pas de programme ou de calendrier. Certes, l’austérité est nécessaire. Il s’agit d’une question de responsabilité de la part de la génération aux commandes. Il n’est pas sérieux de laisser une pareille accumulation de dettes. La solution d’une banque centrale européenne prêteuse de dernier ressort comme aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne conduirait à laisser nos enfants payer la note de notre manque de courage.Je crois en une économie durable : elle sera possible avec des comptes remis « au propre ». La véritable écologie politique consiste à donner à nos enfants le choix du monde dans lequel ils voudront vivre. L’austérité est nécessaire, mais pour combien de temps : il faut dire la durée de l’effort.
Cet effort doit être équitablement partagé entre les Etats membres de l’UE et au sein de chaque Etat européen entre ses différentes classes sociales. Une Europe juste sera une Europe capable de mener et d’accepter les efforts nécessaires. Une évidence n’est pas acceptée par les Européens : nous sommes tous solidaires et comptables des erreurs des autres. Nous ne pouvons pas dépenser impunément notre argent public sans que cela perturbe l’équilibre global. A crise systémique, il faut une réponse qui, au-delà des Etats, remette sur pied le système européen construit autour des Etats et de l’Union européenne.
William Genieys : Certainement pas, "les technocrates" font vivre l'Europe au propre comme au figuré. Ils proposent des alternatives entre certains choix de politiques qui font que progressivement le système politique européen se développe, intègre tout en respectant les particularismes nationaux de certains pays. Ils ne font courir aucun risque à l'Europe, c'est tout le contraire. Une enquête récente menée par deux politologues Ellinas & Suleiman (2012) sur les technocrates européens montrent comment ces individus se comportent comme de véritables gardiens de l'Europe.
Comment inverser cette tendance ? Faudra-t-il entrer en résistance ?
Pierre-Henri d'Argenson : Prenons un exemple : la politique commerciale de l’Union européenne. En appelant à promouvoir le « made in France » et la réindustrialisation de notre pays, Arnaud Montebourg ne fait que poursuivre ce qui avait été initié par Nicolas Sarkozy. Mais il s’est pour le moment heurté à une brutale fin de non-recevoir à Bruxelles, qui le met dans une impasse, puisque la politique libre-échangiste de la Commission est profondément hostile à la notion même de territorialisation de la richesse. Pour être cohérent, nous n’avons pas le choix : ou bien nous acceptons de continuer le transfert de notre système productif vers les pays de production à bas coût, ou nous osons faire ce que le général De Gaulle a fait en 1965, à savoir une politique de la chaise vide, cette fois-ci en matière de politique commerciale européenne. De toute façon, je n’ai absolument aucun doute que nous y serons un jour contraints, sous la pression du chômage et de la désindustrialisation.
David Valence : Il faut surtout réinventer la démocratie, et en finir avec les discours d'irresponsabilité qui légitiment tous les populismes. Le président français, la chancelière allemande, le premier ministre anglais, le premier ministre polonais, ... peuvent encore beaucoup, dans leur pays et en Europe. Mais il est souvent devenu plus confortable pour eux de se défausser sur un "ailleurs", un "autre" haïssable et mystérieux, des décisions douloureuses que leur seul patriotisme devrait leur conseiller. Avez-vous jamais entendu François Hollande défendre "en bloc" un accord européen face à son opinion publique? Non, vous l'entendez plus souvent faire comprendre qu'il n'y est pour rien. Comme c'est triste ! En Allemagne, en Grande-Bretagne, les gouvernants ne passent pas leur temps à expliquer ce dont ils ne sont pas responsables. Ils expliquent plutôt ce dont ils sont responsables et ce qu'ils font. A l'inverse, la langueur démocratique qui frappe des pays obsédés par leur propre déclin, comme la France et l'Italie, se caractérise surtout par les discours d'irresponsabilité qu'y tiennent les responsables politiques.
Prenons un exemple : la politique commerciale de l’Union européenne. En appelant à promouvoir le « made in France » et la réindustrialisation de notre pays, Arnaud Montebourg ne fait que poursuivre ce qui avait été initié par Nicolas Sarkozy. Mais il s’est pour le moment heurté à une brutale fin de non-recevoir à Bruxelles, qui le met dans une impasse, puisque la politique libre-échangiste de la Commission est profondément hostile à la notion même de territorialisation de la richesse. Pour être cohérent, nous n’avons pas le choix : ou bien nous acceptons de continuer le transfert de notre système productif vers les pays de production à bas coût, ou nous osons faire ce que le général De Gaulle a fait en 1965, à savoir une politique de la chaise vide, cette fois-ci en matière de politique commerciale européenne. De toute façon, je n’ai absolument aucun doute que nous y serons un jour contraints, sous la pression du chômage et de la désindustrialisation.
Ce diagnostic avait été fait par Nicolas Sarkozy. Mais ce dernier, à vouloir tout assumer, a répondu à l'irresponsabilité par la sur-responsabilité. Là encore, c'était prendre peut-être les citoyens pour plus naïfs qu'ils ne le sont.
Les résultats des élections en Italie ont également été marqués par la montée des populismes : le retour en force de Silvio Berlusconi et surtout le succès de Beppe Grillo qui a obtenu environs 25% des suffrages exprimés aussi bien au Sénat qu’à la Chambre des députés. Ce résultat, bien qu’il plonge l’Italie dans une situation difficile, peut-il être à l’origine d’un sursaut démocratique en rebattant les cartes du jeu électoral ?
David Valence : Il faut le souhaiter ! Mais en l'espèce, l'hypothèse la plus probable est plutôt que le mouvement de Beppe Grillo éclate assez vite, car sa cohérence politique est faible et les pressions qui s'exerceront sur ses membres seront fortes. On risque d'assister à un marchandage sans gloire entre eux et la coalition de gauche, dont l'enjeu sera la majorité au Sénat.
Jean-Luc Sauron : La crise italienne doit être l’occasion pour les Italiens de reconstruire leur vie démocratique et, pour commencer, de mettre en place un système électoral moins pervers. Il a été conçu pour empêcher le retour d’une autre majorité que celle au pouvoir lorsqu’il a été adopté. En ce sens, il a parfaitement rempli son rôle. En réalité, c’est tout le système représentatif national et européen qui est à reconstruire. Dans une économie mondialisée où les souverainetés doivent être partagées pour être réellement exercées, il convient de remettre sur l’ouvrage, Etat par Etat, les modalités d’expressions et de contrôle démocratique. Ce sera la première étape de construction d’une Europe politique rendue nécessaire par l’existence d’un monde multipolaire organisé autour d’Etats-continents (Etats-Unis, Chine, Brésil, Inde, Russie). Il n’est pas simple de monter les premiers étages d’une démocratie européenne comprenant 502 millions d’habitants. Les élections au Parlement européen en mai 2014 seront le premier test de cette démocratie continentale. Encore faudrait-il informer les électeurs européens pour leur dire que le parti politique européen qui gagnera les élections choisira le futur président de la Commission européenne. Il ne sera pas sans conséquence d’avoir un président de la Commission issu des partis socialistes ou sociaux-démocrates ou au contraire des partis conservateurs. L’Europe comme les Etats vont connaître une gouvernance politique clivée (gauche/droite) à compter de 2014. Et du fait du système mis en place, la couleur du président de la Commission européenne sera sans doute celle aussi du président du Parlement européen. De quoi peut-être changer la donne politique suivie depuis 2009 et la crise de la zone euro.
Nos concitoyens sont placés devant une alternative claire : choisir leurs dirigeants politiques nationaux et européens sur des programmes articulés les uns sur les autres ou s’enfoncer dans l’illusion que chaque pré-carré national est encore capable de peser face à des Etats tels que la Chine, la Russie ou les Etats-Unis...
William Genieys : Je ne connais pas suffisamment la vie politique italienne contemporaine pour me permettre de juger sur le fond ce qui se passe.
Je note simplement que les populismes s'y expriment particulièrement bien en raison des nombreuses crises politiques qui se sont succédées depuis la fin des années 88 (tangentopoli etc). Dans ce pays, la classe politique ne s'est jamais réellement réformée et a structurellement utilisé les ressources de l'Etat quand elles étaient extraites dans une logique de redistribution clientélaire. Elle rejette les professore, qui comme Monti endossent les habits du technocrate. Il est dommage sur ce point que les intellectuels et les citoyens entretiennent une certaine amnésie, car le fondateur de la science politique italienne et de la théorie des élites Gaétano Mosca en a appelé dès la fin du 19ème siècle au gouvernement des technocrates pour sortir l'Italie de sa situation.
L’élection présidentielle française de 2012 a également été marquée par la montée en puissance des partis radicaux. La France peut-elle se retrouver dans une situation comparable à celle de l’Italie ?
David Valence : Ce n'est pas tout-à-fait exact. L'extrême-gauche n'a pas progressé en France entre 2002 et 2012, seule l'extrême-droite a gagné des voix. La situation de la France est à la fois plus et moins inquiétante que celle de l'Italie. Elle est plus inquiétante, car le principal parti protestataire y très installé dans le paysage politique depuis 30 ans maintenant : le Front national est bien plus solide que le Mouvement cinq étoiles, et plus cohérent idéologiquement, sur une ligne désormais protectionniste-étatiste-europhobe. Alors que Beppe Grillo sera sans doute emporté dans les méandres du Parlement italien comme un fétu de paille, Marine Le Pen compte bien, elle, être encore présente dans le paysage politique français. Et je ne vois pas bien ce qui pourrait l'en empêcher. La situation française est pourtant moins inquiétante, car le système politique y est plus solide, et l'influence de l'extrême-droite y est limitée par le scrutin présidentiel à deux tours.
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