TOUT EST DIT

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dimanche 26 août 2012

Comment la France soigne ses clandestins

Plus de 200 000 étrangers en situation irrégulière bénéficient de l’aide médicale de l’État. Un système dont le coût (600 millions d’euros) est encore alourdi par les fraudes.
C’est une “erreur”, comme on en découvre souvent quand on s’intéresse à la Sécurité sociale. Elle concerne l’aide médicale d’État (AME) mise en place pour soigner les immigrés clandestins résidant sur le territoire français. C’est Bernard Debré, député de Paris, qui l’a révélée : en vertu d’une circulaire de la caisse primaire d’assurance maladie de Paris (CPAM), les bénéficiaires de l’AME pouvaient exiger les médicaments de marque au lieu des génériques proposés par les pharmaciens, sans faire aucune avance de frais. Les sans-papiers étaient donc mieux traités que les assurés français ou étrangers en situation régulière, qui ne bénéficient du tiers payant que sur les médicaments génériques.
Cette anomalie, finalement corrigée par la CPAM, est symbolique d’un système totalement dérogatoire au droit commun : l’aide médicale de l’État, créée par Lionel Jospin et Martine Aubry en 1999. Pas de carte Vitale, pas de médecin traitant, pas de ticket modérateur, pas d’avance de frais pour les soins médicaux et dentaires, pas de forfait journalier à l’hôpital, pas de participation forfaitaire sur les médicaments ni de franchise médicale sur les transports sanitaires… L’État dispense les clandestins des contraintes, toujours plus nombreuses, qu’il fait peser sur les autres patients. La Sécu les prend en charge à 100 % sous trois conditions : justifier de leur identité, résider en France depuis trois mois et disposer de ressources inférieures à un plafond (661 euros par mois pour un célibataire).


La droite n’en conteste pas le principe. L’AME répond à des considérations « éthiques et sanitaires », écrivait Claude Goasguen (UMP) dans un rapport publié l’an dernier. Le devoir d’humanité commande de soigner un homme malade et l’intérêt de tous est d’éviter la propagation de maladies contagieuses. « Encore peut-on se demander si les crédits destinés à l’AME ne seraient pas mieux employés dans le cadre de la coopération », note le député UMP des Bouches-du-Rhône, Dominique Tian, auteur d’un rapport remarqué sur les fraudes sociales.
Beaucoup s’alarment en revanche des abus liés à l’AME, favorisés par la générosité d’un dispositif mal contrôlé – d’autant plus que le PS vient d’abroger les quelques mesures que la droite avait votées pour limiter ces dérives, notamment un droit d’entrée de 30 euros. Le candidat Hollande l’avait promis aux associations d’aide aux sans-papiers. « En supprimant les restrictions que nous avions instaurées en 2011, la gauche a fait de l’idéologie pure », s’insurge Claude Goasguen. Le député de Paris vient de rédiger, avec Christian Jacob, une proposition de loi limitant l’aide médicale d’État aux soins relevant de l’urgence et de la prophylaxie, sauf pour les enfants et les femmes enceintes. Mais la gauche préfère maintenir en l’état un système dont le coût est encore alourdi par les fraudes et les trafics.
UN DISPOSITIF TRÈS COÛTEUX
Le nombre d’étrangers bénéficiant de l’aide médicale de l’État a triplé en douze ans : 73 000 en 2000, environ 220 000 aujourd’hui. La moitié vit à Paris et en Seine-Saint-Denis. Ce nombre a diminué pour la première fois l’an dernier, la droite ayant ôté aux associations le droit d’instruire les demandes d’AME. Il devrait repartir à la hausse cette année.
Les crédits consacrés à l’AME par l’État ont augmenté plus vite encore que le nombre de ses bénéficiaires : 75 millions d’euros en 2000, 588 millions en 2012. « C’est un effort considérable », soulignait Roselyne Bachelot l’an dernier – et pourtant insuffisant ! Votés chaque année par le Parlement, ces crédits sont régulièrement sous-évalués. L’État, qui est censé rembourser à la Sécurité sociale les dépenses liées à l’AME, a donc contracté une dette colossale vis-à-vis de la Sécurité sociale : 920 millions d’euros à la fin de l’année 2006 (remboursés en 2007), puis 278 millions en 2008 et encore 83 millions fin 2010 ! Les crédits de cette année seront encore insuffisants. L’inspection générale des Affaires sociales (Igas) avait estimé le coût de l’AME à 640 millions d’euros en 2011 : 2 900 euros en moyenne par immigré clandestin.
Plusieurs rapports ont souligné la responsabilité des hôpitaux publics dans ce dérapage des dépenses. Curieusement, les patients bénéficiant de l’AME ne sont pas soumis au système de la tarification à l’activité (T2A), comme les autres assurés : les hôpitaux facturent les soins qu’ils leur prodiguent sur la base d’un tarif spécifique – et surtout plus élevé ! Une façon pour les établissements déficitaires de se procurer un surcroît de recettes grâce aux titulaires de l’AME, dont ils prolongent volontiers le séjour. Acquitté par l’État, le surcoût lié à cette différence de tarifs atteint, au bas mot, 150 millions d’euros : 25 % du coût annuel de l’AME ! En 2010, Dominique Tian avait tenté d’obtenir que les hôpitaux appliquent la T2A aux bénéficiaires de l’AME. Le gouvernement Fillon avait prudemment opté pour une réforme moins ambitieuse, tenant compte des spécificités de ces patients « et surtout des intérêts des hôpitaux ! », précise avec malice un haut fonctionnaire des Affaires sociales.
Dominique Tian avait en revanche obtenu que le “panier de soins” auquel ont accès les titulaires de l’AME soit défini plus strictement pour éviter certains abus, comme celui que révélait le professeur Lantiéri dans l’Express en septembre 2010 : un patient égyptien, qui avait eu le doigt coupé bien avant d’arriver en France, lui demandait une opération de reconstruction consistant à prélever un orteil pour remplacer le doigt manquant. « En réalité, ce monsieur s’était d’abord rendu en Allemagne, mais il jugeait bien trop élevée la facture qu’on lui avait présentée là-bas. Une fois en France, il avait obtenu l’AME et il estimait avoir droit à l’opération ! »
L’Igas et l’inspection générale des Finances signalent d’autres abus dans un rapport de 2010 : « À Paris, 22 bénéficiaires de l’AME ont eu des facturations d’actes au titre de l’assistance médicale à la procréation. Le total des dépenses enregistrées pour 21 d’entre elles s’élevait en 2009 à plus de 99 000 euros. » Deux des bénéficiaires « avaient dépassé l’âge de 43 ans au moment de la réalisation de l’acte », alors que la Sécurité sociale ne rembourse pas ces actes au-delà de 42 ans.
En octobre 2011, le gouvernement Fillon avait donc pris un décret pour exclure la procréation médicalement assistée et les cures thermales de l’aide médicale de l’État. Ce texte soumettait aussi la prise en charge des soins hospitaliers coûteux (plus de 15 000 euros) à l’agrément préalable de l’Assurance maladie. Non sans raison : les dépenses hospitalières représentent environ les trois quarts de la dépense de soins liés à l’AME. Elles se concentrent sur un petit nombre de patients : « En 2009, à Paris, 439 personnes ont consommé 45,4 millions d’euros de soins », signalait Roselyne Bachelot en 2010.
Mais la gauche a supprimé l’agrément préalable en même temps que le droit d’accès de 30 euros. « Irresponsable ! », s’exclame Dominique Tian, qui dénonce les injustices liées à ce système : « Un travailleur déclaré qui vit au niveau du seuil de pauvreté (950 euros de revenu mensuel) paie, directement ou indirectement, plus de 3 500 euros par an de charges, CSG et cotisations de mutuelle pour bénéficier d’une couverture maladie équivalente à celle d’un étranger en situation irrégulière pris en charge à 100 % gratuitement par l’AME, explique-t-il. Un système inégalitaire et absurde qui incite évidemment à la fraude… »
DES FRAUDES TROP NOMBREUSES
C’est un chiffre que l’on trouve en cherchant bien dans le dernier “Rapport annuel de performance” des services publics : l’an dernier, les contrôles effectués par l’Assurance maladie sur 7 % (seulement) des bénéficiaires de l’AME ont révélé que 51 % d’entre eux avaient fait de fausses déclarations de ressources. Fraude intentionnelle ou conséquence d’une ignorance des textes ? Toujours est-il que le « taux de divergence » (selon l’expression pudique du rapport) entre les ressources déclarées et les revenus constatés est particulièrement élevé !
Jusqu’en 2010, la fraude était d’autant plus facile que l’attestation AME n’était qu’un papier aisément falsifiable. Depuis deux ans, ce document est progressivement remplacé par une carte avec photo, dont le coût de fabrication avoisine 30 euros (d’où le montant du droit d’accès fixé par la droite). La diffusion de cette carte n’a pas mis fin aux fraudes, car les pièces fournies à l’appui de la demande sont parfois douteuses. La Caisse nationale d’assurance maladie précise encore sur son site que les demandeurs peuvent joindre à leur dossier une déclaration sur l’honneur à défaut de fournir les justificatifs de leurs ressources. Par ailleurs, l’Igas signalait en 2010 que les cartes de bénéficiaire de l’AME n’étaient pas récupérées en cas de changement de statut (admission à la couverture maladie uni verselle complémentaire, par exemple), « ce qui pourrait avoir pour conséquence le maintien en circulation de titres annulés et l’alimentation d’un trafic ».
Fraudes à l’admission mais aussi aux prestations. Elles seraient peu nombreuses, affirme l’Igas. Il ressort pourtant de son rapport que 12 % des fraudeurs détectés à Paris en 2009 bénéficiaient de l’AME, alors qu’ils représentent seulement 4 % des personnes gérées par la CPAM. Ils auraient donc fraudé trois fois plus que les assurés sociaux. « Les bénéficiaires de l’AME n’ont pas de carte Vitale, rappelle Dominique Tian. Certains en profitent pour faire la tournée des pharmacies et récupérer en grandes quantités, et gratuitement, des médicaments, parfois des stupéfiants, qu’ils revendent ensuite, en France ou à l’étranger. »
Certains titulaires n’hésitent pas à prêter leur attestation à des proches pour qu’ils bénéficient eux aussi de la gratuité des soins. « Une patiente, bénéficiaire de l’AME, vient me demander de lui prescrire un examen en me disant qu’elle craint d’avoir le sida, raconte un médecin du Val-d’Oise. Un laboratoire procède au test : positif. Quand je l’en informe, elle m’avoue qu’elle avait agi pour le compte d’une amie qui, munie de mon ordonnance, avait fait l’examen à sa place. Résultat : j’avais involontairement violé le secret médical et j’ai dû prescrire à la première patiente un autre test pour m’assurer qu’elle n’était pas elle-même séropositive ! » Deux actes au lieu d’un, pris en charge par l’État.
« Rien n’est plus facile à falsifier qu’une ordonnance, ajoute un pharmacien parisien. On voit souvent des prescriptions contradictoires, avec des produits liés à des pathologies très différentes : un antiinflammatoire avec un anti-épileptique, par exemple ». À la fraude s’ajoute alors un soupçon de trafic.
DES TRAFICS INADMISSIBLES
Cette fois, c’est un médecin généraliste du Val-de-Marne qui raconte l’anecdote : « Il y a quelques mois, j’ai reçu dans mon cabinet une patiente, d’origine africaine, qui m’a soumis une liste d’une cinquantaine de médicaments et de pommades, la plupart contenant de la cortisone. J’ai refusé de les lui prescrire, elle est partie. Renseignements pris, cette patiente – qui bénéficiait de l’AME – avait fait le tour de dizaines de confrères en quelques mois ! Les Africaines, explique-t-il, utilisent des crèmes à la cortisone pour s’éclaircir la peau. C’est très dangereux, mais le marché est florissant… »
Autre trafic rémunérateur, la revente de produits de substitution à l’héroïne, comme le Subutex, assimilé depuis cette année seulement à un produit stupéfiant. En 2007, la police avait démantelé un important trafic à Paris : des médecins indélicats remplissaient des ordonnances aux noms de malades bénéficiant de l’AME ou de la couverture maladie universelle, dont les organisateurs du trafic avaient dérobé les coordonnées sociales. Des pharmaciens complaisants les approvisionnaient gratuitement et se faisaient rembourser par la Sécurité sociale. Une officine aurait ainsi écoulé 12 000 boîtes de Subutex en quelques mois ! Estimation du préjudice : entre 500 000 et un million d’euros. Le trafic avait des ramifications internationales.
En 2010, l’Onu s’inquiétait encore de l’ampleur de ces détournements dans le rapport annuel de l’OICS (Organe international de contrôle des stupéfiants) : « L’abus de comprimés de buprénorphine [Subutex] acheminés clandestinement en grandes quantités depuis la France continue d’être une source de préoccupation dans les pays européens et dans d’autres régions. » Selon l’Onu, 20 à 25 % du Subutex délivré en France était détourné vers le marché illicite. Dans son rapport, l’Igas recensait 82 affaires de trafic de substituts à l’héroïne relevant d’une fraude à l’AME, à Paris et en Seine-Saint-Denis, en 2009.
« La délivrance de Subutex fait désormais l’objet d’une ordonnance sécurisée, ce qui a permis de réduire la fraude », affirme un pharmacien de la Nièvre. Tout en précisant que d’autres médicaments peuvent être détournés : des produits psychoactifs, des corticoïdes, des antibiotiques…
En novembre 2010, un sondage Ifop pour Dimanche Ouest France avait révélé que les Français souhaitaient majoritairement une réforme de l’AME : 49 % pour la création d’un droit d’entrée, et même 31 % pour sa suppression. La droite avait opté pour une remise en ordre préservant le principe de soins, jugeant que le maintien de l’AME ne pourrait s’accommoder d’un excès de dépenses. Interpellée sur ce sujet par Dominique Tian à l’Assemblée, le 17 juillet, Marisol Touraine, ministre des Affaires sociales et de la Santé, a préféré lui répondre que les fraudes qu’il évoquait relevaient du « fantasme ».

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