TOUT EST DIT

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vendredi 5 octobre 2012

Kropoly, es-tu là ?

Quand ils sortent de son hôtel, mon cousin, ils marchent d’un pas conquérant et montrent ce sourire aisé et distant que les Italiens nomment sprezzatura et que l’on appelle dédain. Une fois assis dans leur berline, en descendant les rues de la plaine Monceau, ils se gonflent d’avoir rendu visite à un grand homme en exil.
Ils goûtent encore au plaisir intense que donnent le clair-obscur des coulisses, le grincement des poulies du destin. Pendant un jour, une semaine, un mois, de salons en soupers, ils saupoudrent les conversations de leur visite secrète. “Lorsque j’étais chez Kropoly”, comme une formule magique fait, en un instant, tourner tous les visages. Les esprits, dès lors, sont en proie à une terrible curiosité que voilent les tristesses de l’envie. Écoutez leur récit héroïque : aucun des points de sa barbe naissante ne manque à l’inventaire.
La blancheur de son col, le gris de sa redingote, l’élégante austérité de son bureau, son visage émacié qui contraste avec les bajoues de François de LaHaye : chaque minute, chaque détail, est comme un talisman. Ils ne peuvent tout vous confier (c’est le propre de ceux qui comptent) mais ce n’est pas un pensionné, un émérite, qui leur a fait l’honneur de les recevoir : c’est un homme d’État. L’un vous dira que Martial Kropoly affiche un bonheur sans faille depuis qu’il a quitté le pouvoir, quand un autre s’épanchera sur la discrète mélancolie que l’ancien président ne parvient pas à dissimuler. Qui dit vrai ?
A en croire ses amis, la politique et son train prosaïque lui apparaissent désormais bien trop “pot-au-feu” : il a connu l’air vif des sommets entre rois, il ne se penchera plus sur l’océan des médiocrités publiques.
Sans cesse sur l’ouvrage, il ne perdrait rien de la marche du monde, de la nuit de nos finances, des étranges constellations du budget et de la pluie de taxes que les jacobins font tomber sur le pays.
Tout cela n’est pas faux, mon cousin, mais qui peut croire qu’un homme, nourri dès son plus jeune âge au lait de la politique, se change, en un jour, en observateur circonspect ? Certes, M. Kropoly se penche sur les querelles des unionistes comme on regarde des fourmis s’agiter sur un morceau d’écorce, mais, comme un enfant, il ne perd rien des va-et-vient et s’en amuse. François du Falard, Rodolphe Castanier, députés et anciens ministres défilent dans son bureau, l’appellent sur son étrange cornet. Il leur livre ses conseils, ne dissimule pas ses reproches, leur confie ses visions.
Ces jours-ci, les couvertures des gazettes lui ont dessiné le visage conquérant des jours de campagne. Les ventes de l’Omnibus et de la Virgule, me dit-on, ont, de ce fait, augmenté…
Aux gazetiers, pourtant, Martial Kropoly n’ouvre pas sa porte. Son silence assourdit Paris qui se console en tenant le registre de ses visiteurs. À l’heure où j’écris cette lettre, il se murmure qu’un déjeuner doit réunir Martial Kropoly, son épouse, Gauvain Thuillier et Patrocle de Bièvres. Les dignitaires unionistes, croyez-moi, ne connaissent pas le menu, mais en pâlissent déjà de jalousie.
La vérité est qu’une génération fort maigre, celle des prétendants, observe cette retraite avec, au cœur, une cruelle inquiétude. Ils entendent Martial Kropoly évoquer la campagne de France comme la plus belle de son existence. Il voit l’ombre de M. de Bièvres, le redoutable conseiller, s’étendre, de nouveau, sur leur domaine. Ils assistent désemparés à l’éclosion d’une jeune garde prête à tout pour défendre l’ancien chef de l’État. Les plus fins ont compris dans quel piège les unionistes, par convenance et pusillanimité, sont en train de tomber. Laissez-moi vous dire la prophétie d’un grand prêtre du kropolysme. Elle est saisissante. Il la prononce comme le psalmiste.
Les unionistes veulent revenir au temps immobile du vidame d’Ussel, ils verront leurs troupes se disloquer. La déliquescence jacobine profitera aux frontistes plus qu’aux unionistes. C’est aux élections municipales qu’aura lieu le désastre. Certains iront chez madame du Halga, d’autres attendront désespérément un chef. Nous verrons çà et là des alliances de circonstance. La panique sera telle que le peuple de droite se tournera vers le seul capable de vaincre les jacobins…
Pour être brillante et fort sensée, cette prédiction reste une prédiction. Elle révèle cependant le mot qui hante l’esprit de Martial Kropoly. Un mot aventureux comme Napoléon, machiavélique comme le général de Montcornet. Un mot sur lequel ils furent innombrables à fonder une espérance et qui concentre les ressources inouïes de la politique. Un mot qui, à lui seul, renverse le destin : le recours…
François du Falard : ancien premier ministre, député de Paris ; Rodolphe Castanier : secrétaire général des unionistes

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