TOUT EST DIT

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vendredi 18 juin 2010

Crise de l'agriculture : paroles de paysannes

Et elles, qu'en pensent-elles ? De la crise agricole, des prix qui dégringolent, de ce mal-être paysan qui n'en finit pas de gagner du terrain… Qu'en pensent-elles, les femmes d'agriculteurs, elles qu'on entend si peu dans les médias ? On n'étonnera personne : beaucoup de choses. Et pour cause : elles ont rarement autant "soutenu" l'agriculture qu'en ce moment.
Leur contribution est de deux ordres. Psychologique d'abord : dans un milieu où le célibat ne cesse de progresser, leur présence n'est-elle pas le meilleur antidote au désespoir ambiant ? Economique ensuite : les épouses ont, plus que leur mari, cette capacité d'aller travailler en dehors de l'exploitation afin de rapporter un revenu stable, souvent indispensable.

DIFFICULTÉS ÉCONOMIQUES

Le phénomène n'est pas nouveau, certes. L'évolution des mœurs et le désir d'émancipation ont, depuis longtemps, poussé les femmes à chercher des emplois "à l'extérieur", et ce bien avant la création (en 2000) du statut de "conjoint collaborateur" permettant de cotiser au système de retraite sans pour autant être associé statutairement à l'exploitation.

Les difficultés économiques des deux dernières décennies ont cependant renforcé la désaffection féminine. Surtout chez les moins de 35 ans. En 2005 (dernière année de recensement), sept jeunes conjointes sur dix exerçaient ainsi une profession hors de la ferme.

La rudesse des crises récentes, notamment celle du lait, amorcée mi-2008, accentuera-t-elle encore un peu plus la tendance ? A 50 ans passés, jamais Catherine Albouy n'aurait pensé quitter l'exploitation où elle s'est installée professionnellement avec son mari en 1994 du côté de Baraqueville, dans l'Aveyron. "Jusque-là, on a vécu correctement. Ce n'était pas mirobolant, mais on y arrivait, raconte-t-elle. Cela a choqué certains quand j'ai trouvé ce boulot à l'extérieur. Les gens étaient persuadés que notre exploitation marchait bien."

La crise du lait – dont le prix a chuté de 40 % en un an – a eu raison de ce groupement agricole d'exploitation en commun (GAEC) familial de 65 vaches de race Prim'Holstein. Les Albouy ont d'abord renoncé à s'attribuer un salaire, préférant n'en verser qu'un seul à leur fils Vincent, célibataire, qui est aussi leur associé. Catherine, elle, est devenue "aide à domicile" chez une personne âgée, à raison de 17 heures par semaine, le maximum autorisé afin de continuer parallèlement à exercer au sein du GAEC.

"A part des ménages, je ne vois pas ce que j'aurais pu faire à mon âge, explique-t-elle. Mais ce n'est pas le boulot qui est difficile. Plutôt l'idée de se dire qu'on est obligé d'aller chercher un revenu à l'extérieur alors qu'il y a tant de travail à la ferme." Son second métier lui rapporte 500 euros par mois. Cest mieux que rien, mais pas assez : le couple, qui s'est lancé dans l'agrandissement d'un bâtiment en 2007, au moment où le prix du lait était au plus haut, doit puiser dans ses économies afin de joindre les deux bouts.

En Aveyron – département rural où est née en 2009 l'idée d'une "grève du lait " (refus de livrer les laiteries, épandage dans les champs, dons…), à l'initiative d'une association de producteurs indépendants –, Catherine Albouy n'est pas un cas isolé. "Chez les trois quarts des couples qui s'installent aujourd'hui, l'épouse cherche ou a déjà un travail à l'extérieur", indique celle qui est aussi administratrice au Crédit agricole.

Ici comme ailleurs, toutefois, quitter la ferme n'est pas un Rubicon facile à franchir. Milieu rural oblige, la candidate au départ devra d'abord chercher un emploi parmi une offre restreinte de débouchés (services à la personne, restauration…). Il lui faudra, secundo, convaincre son mari d'effectuer à sa place les tâches qui lui incombaient jusque-là (traite des vaches, soin des animaux…). Et enfin braver les pesanteurs familiales, lesquelles restent nombreuses dans une activité encore largement adossée au concept de "transmission" (des terres, du savoir…).

REVENUS CASTRATEURS

"Pendant longtemps, le principal frein a été la belle-famille, confirme Marie-Thérèse Lacombe, auteur de Pionnières ! Les femmes dans la modernisation des campagnes de l'Aveyron, de 1945 à nos jours (éditions du Rouergue, 2009) et veuve de Raymond Lacombe (ancien président de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles). Heureusement, les choses changent. On le voit en période d'ensilage, comme en ce moment : avant, les femmes se devaient de préparer un grand repas pour leurs hommes et il fallait que ce soit comme il faut ; aujourd'hui, soit le repas est préparé la veille, soit il est fait de sandwiches, soit on va au restaurant !"

D'autres obstacles, plus profonds, peuvent entraver les velléités de départ, synonymes d'apport d'argent frais. "Voir sa femme rapporter un revenu de l'extérieur peut apparaître aussi castrateur que de toucher des subventions, estime François Purseigle, sociologue à l'Ecole nationale supérieure agronomique de Toulouse (Ensat) et spécialiste des mondes agricoles. On touche là aux fondements mêmes de la masculinité en agriculture et à la figure de l'exploitation patriarcale, dans laquelle l'homme a toujours tenu les cordons de la bourse."

S'ajoute à cela le qu'en-dira-t-on, lequel est loin d'être moribond à la campagne en dépit de l'évolution des mentalités. Parlez-en à Isabelle Cavalerie, 45 ans, infirmière hospitalière à Villefranche-de-Rouergue et épouse d'un éleveur laitier installé à Naussac : "D'un côté, à l'hôpital, on me reproche de travailler en dehors de la ferme sous prétexte que mon mari touche des subventions : en gros, je prends le boulot de quelqu'un d'autre. De l'autre côté, en milieu rural, les gens estiment que mon mari n'est pas à plaindre car sa femme est fonctionnaire – ce qui n'est pas exact, je ne suis qu'assimilée. Tout cela est assez cocasse."

Isabelle Cavalerie en convient cependant : la chute du prix du lait a atténué les jalousies, la médiatisation de la crise ayant permis de mettre en lumière la dramatique situation économique qui est le lot de nombreux agriculteurs. Ainsi son mari : en 2009, Jean-Pierre Cavalerie et ses deux associés – propriétaires de 120 vaches – n'ont-ils pu dégager qu'un salaire. Il a été attribué au seul des trois dont l'épouse ne travaille pas à l'extérieur…

COMPÉTENCES ET CAPITAL

Désespérant ? Oui et non. Aussi dévastatrice soit-elle, la crise n'empêche pas les vocations… féminines. Là n'est pas le moindre des paradoxes. "Comme partout, il y a évidemment moins d'installations qu'avant, mais on voit s'installer de plus en plus de filles qui ont fait des études agricoles et dont c'est la passion", se félicite Marie-Thérèse Lacombe. "On voit aussi, et c'est nouveau, des femmes qui reviennent sur l'exploitation après avoir travaillé à l'extérieur, souligne de son côté François Purseigle. La possibilité de s'occuper de leurs enfants tout en aidant à la ferme fait partie de leurs motivations, mais pas seulement : l'agriculture n'est qu'une étape dans leur parcours professionnel. Elles se sentent légitimes en revenant, car elles mettent au service de l'exploitation leurs compétences et le capital acquis à l'extérieur. En ce sens, elles sont plus modernes que les hommes. Elles ont également un discours de projets plus ancrés sur le territoire, à l'inverse des garçons dont le métier est d'abord de défendre un patrimoine familial."

En Aveyron, plusieurs expériences originales de tourisme à la ferme, de ventes directes sur des marchés de pays ou encore de conversion bio sont nées sous l'impulsion d'agricultrices, comme le décrit Marie-Thérèse Lacombe dans son livre. "Finie l'époque où les femmes restaient à la ferme même si cela ne rapportait rien, conclut-elle. Elles prennent désormais autant d'initiatives que les hommes et sont porteuses de projets. Elles ne se lancent pas dans l'agriculture pour être des potiches." Ni potiches ni soumises, en somme.


Frédéric Potet

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