L'éloquence est l'antithèse du storytelling. Selon Philippe Bilger, l'un a progressivement pris le pas sur l'autre, et la République ne s'en porte pas mieux.
L’éloquence est-elle morte ? C’est une véritable question.
Cela fait longtemps qu’elle mérite d’être formulée tant les diverses instances où l’éloquence était susceptible de s’exprimer - politique, pédagogique et judiciaire notamment - n’offrent plus de quoi satisfaire l’oreille et le goût. Pour tenter de comprendre les raisons de ce délitement, on ne pourra guère échapper à la nostalgie culturelle et à un discours plutôt pessimiste sur l’évolution de nos pratiques.
Toutefois, je désire me garder du « déclinisme » si le déclin me semble incontestable.
Ce sujet m’est venu à la suite de la lecture du Figaro littéraire qui d’une part considérait qu’on était passé « de l’art du discours à la formule » et d’autre part citait François Sureau, écrivain et avocat, déclarant que « la dictature de l’émotion a tué l’éloquence ». J’ai la faiblesse de penser que d’autres approches pourraient ne pas être inutiles. Celle que je vais proposer mêlera régressions et avancées, mais dont la conséquence a été la même : un amoindrissement de la qualité de l’oralité, voire un naufrage de celle-ci.
D’abord, nous ne sommes plus baignés dans le climat bienfaisant des humanités même si je ne méconnais pas les charmes indiscutables de la modernité qui suscite d’autres rapports avec le réel et avec les mots. Je regrette que pour le moins il n’y ait plus, ou guère, une juxtaposition riche et stimulante entre les langues dites mortes (latin et grec) et les processus de connaissance d’aujourd’hui. Cet appauvrissement, contre lequel, à mon grand regret, ce pouvoir de droite ne s’est pas plus battu que les gouvernements de gauche - comme si l’ombre tutélaire de François Mitterrand pourvoyait à tout sur ce plan -, a été aggravé par le fait que la littérature, les grandes oeuvres du passé, qui enseignent en même temps qu’elles séduisent et font vivre, ne sont plus notre nourriture quotidienne. Ce n’est pas tant que les humanités soient ignorées des générations mûres, pour rester élégant, mais qu’elles n’irriguent plus suffisamment au quotidien le poids des mots. L’éloquence est clairement orpheline de constructions, de structures et de rythmes laissés en déshérence : donc l’éloquence est dépouillée de ce qui lui permettait d’être.
Cet effacement de ce qui donnait au langage parlé sa beauté et son architecture s’est trouvé légitimé par la tendance de notre société non plus seulement à privilégier le choc publicitaire au détriment de l’harmonie classique mais à traiter l’éloquence comme une survivance bêtement conventionnelle. L’ornement qu’elle représente, venant s’ajouter sur des mots qu’on espère chargés de sens, tombe dans l’oubli que nos moeurs actuelles croient devoir infliger à ce qu’elles n’ont plus la finesse d’appréhender. L’éloquence meurt aussi parce qu’on estime non seulement qu’elle n’a plus aucune importance mais que sa disparition est progressiste. Les esprits secs et les sensibilités contemporaines aspirent à une pauvreté de la forme qui les rassure et ne les engage pas dans des labyrinthes grammaticaux et une profusion de vocabulaire qu’ils ne parviendraient pas à maîtriser.
S’arrêter là serait méconnaître ce qu’il y a de profond dans le surgissement ou non de l’éloquence authentique. Probablement, si l’affirmation de la parole, le culte du langage, l’esthétique de l’argumentation sont à ce point devenus secondaires, c’est d’une part parce que la plupart se glorifient d’une absence qui ne les prive pas, d’autre part par faiblesse, par une sorte d’impuissance. Il y a dans l’éloquence bien plus que l’expression achevée d’une parole, aussi et surtout l’expression forte d’une personnalité. Je parle bien donc je me sens bien. Les mots et le pouvoir que suscite leur agencement réussi sont accordés au pouvoir que le langage donne à un être qui le maîtrise. La faiblesse de caractère, l’enfouissement peureux dans l’ombre des autres sont contradictoires avec l’immense audace de croire qu’on peut convaincre et même subvertir par ce qu’on va proférer.
On perçoit mieux alors pourquoi les discours d’aujourd’hui, à l’exception de quelques morceaux d’éloquence qui semblent comme déphasés, décalés dans un monde d’urgence et d’action, paraissent pétris de cette « langue de bois » qui ne dit rien parce qu’on refuse obstinément de lui donner un contenu autre que le fade qu’elle enferme. Le but est de créer l’illusion : on bouge les lèvres mais au fond rien ne sort qui va troubler, émouvoir, défier ou convaincre. La « langue de bois » est maîtresse dans le monde politique parce que la seule manière de la briser serait de proclamer sa liberté et que cette dernière est interdite qui romprait les alliances et les connivences.
Aussi, ce qui maintenant tient lieu de parole libérée, c’est le propos qui ne vise pas d’autre finalité que d’offrir ce qu’il est, dans sa spontanéité et son imprévisibilité, à ceux qui l’écoutent. Certes, plus rien de commun avec l’éloquence traditionnelle qui distingue l’ornement de l’essentiel, qui adore le voile posé sur le fond et qui se laisse parfois admirer comme si elle avait vocation à prendre toute la lumière. L’orateur qui subjugue, l’avocat qui convainc, l’enseignant qui transmet ou l’intellectuel qui dénonce, en définitive, ne disposent que d’une arme indestructible qui est eux-mêmes. La personne donne sa force à l’idée, et pas l’inverse. Un flux de vie, une pulsion d’existence, un mouvement puissant de création vous gouvernent en même temps que vous vous flattez de les gouverner.
D’un côté, donc, une éloquence néantisée pour engendrer des poncifs qui n’imposeront aucun effort ni à celui qui les prononce ni à ceux qui les écoutent. Une langue de bois pour des êtres encartés à tous points de vue.
De l’autre, une éloquence qui, charnelle, tangible, dominatrice ou de partage, ne s’inscrit dans l’espace que dans la mesure où l’orateur lui-même s’y inscrit.
Après ces développements qui prétendent laisser l’éloquence moribonde au bord de notre chemin, j’ai cependant dans ma mémoire, avec Barack Obama notamment ou sur le plan judiciaire avec des avocats prestigieux comme Me Thierry Lévy, Me Henri Leclerc, Me Paul Lombard, Me Jean-Louis Pelletier et Me Georges Kiejman par exemple, des fragments de parole pure au sein desquels, après avoir tordu le cou à l’éloquence classique, s’est réfugié le talent.
Ma question demeure.
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samedi 14 novembre 2009
Le déclin de l'éloquence, un danger pour la République!
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