Le style est résolument différent. Mais en profondeur rien ne change fondamentalement. En matière de politique étrangère, l’intervention de Jean-Marc Ayrault est pour l’heure circonscrite au dossier allemand. François Hollande et Laurent Fabius adoptent une méthode apaisée et davantage long-termiste par rapport à celle, très dynamique, tendue, erratique, formée d’à-coups, parfois agaçante, déployée par Nicolas Sarkozy. Pour autant, et le traitement médiatique a pu créer l’illusion, il n’existe pas un supposé “laisser-aller” qui aurait succédé à un vertueux “activisme”. La gestion du “dossier syrien” en témoigne, la continuité domine. Elle est une politique pragmatique qui compose avec les contraintes et n’est pas dépassée par celle des autres pays occidentaux. Retrait des troupes d’Afghanistan : seul le calendrier change, et son accélération ne marque pas une rupture de fond d’avec les positions et décisions précédentes. Lors du sommet de l’Otan à Chicago en mai 2012, François Hollande a su imposer ce calendrier en concédant quelques compromis – en matière de système anti missiles – et en maintenant la position de la France au sein de l’organisation telle que son prédécesseur l’avait ancrée. Au niveau européen, qu’il s’agisse de la crise de l’euro ou des relations avec l’Allemagne, cette rupture de style pourrait être bénéfique ; en effet, la stratégie de conviction et de concertation de François Hollande correspond mieux à l’histoire et à l’ADN des relations entre pays que la tactique d’imposition déployée par Nicolas Sarkozy.
De la crise européenne à celle de la Géorgie ou au soulèvement libyen, c’est dans ce domaine de la diplomatie que l’action de Nicolas Sarkozy et celle d’Alain Juppé trouvèrent le plus de relief. Comment peut-on distinguer ce qui relevait de la communication et de l’abnégation ? La bonne gestion apparente de quelques spectaculaires sujets reflétait-elle l’ensemble de la politique diplomatique ou cherchait-elle à masquer l’influence déclinante de la France au sein des instances internationales ou dans le concert économique mondial ?
Le supposé succès de la politique étrangère de Nicolas Sarkozy n’est pas évident. J’en veux pour preuve que lors de la campagne il n’a pas cherché à exploiter le triple avantage concurrentiel que ce soi-disant bilan, l’exercice du pouvoir pendant cinq ans, et l’inexpérience de son adversaire dans ce domaine étaient censés lui conférer. Il eut été pourtant aisé d’afficher l’image du “pilote”, du “protecteur”, même du “sauveur”. Et d’ailleurs, lors de la Conférence des ambassadeurs en 2011, il avait clamé qu’en matière de politique étrangère, de crédibilité et de reconnaissance sur la scène mondiale, de gestion de la crise de l’euro, d’influence au sein des instances de gouvernance internationale, il ferait la “différence” avec son futur adversaire socialiste. Sans doute finalement n’était-il pas convaincu lui-même de son action et de son crédit dans ce domaine… Il n’est pas parvenu à modifier la gouvernance économique internationale – ce que personne ne peut lui reprocher, tant la tâche est considérable. La gestion “bloquée” du dossier syrien résulte directement de celle, spectaculaire, de la Libye : l’activisme, plutôt “facile”, exercé pour renverser Kadhafi a aujourd’hui pour répercussions collatérales les vétos russe et chinois au conseil de sécurité de l’ONU. Bref, en matière de diplomatie et de défense des couleurs françaises à l’étranger, le général de Gaulle et François Mitterrand demeurent inégalés, et Nicolas Sarkozy n’aura pas singulièrement marqué sa présidence. Ce qui peut réellement être placé à son crédit, c’est la jugulation du conflit ivoirien ; l’intervention militaire extérieure résulta d’un consensus international et respecta les principes domestiques du suffrage universel.
La “diplomatie économique”, chargée de servir les intérêts économiques et industriels à l’étranger, se concentre notamment sur le développement des exportations et de la balance commerciale. Le déficit de cette dernière est, en France, abyssal : 70 milliards d’euros en 2011 quand l’Allemagne enregistrait un excédent de 100 milliards. Est-ce symptomatique de lourdes défaillances infrastructurelles et organisationnelles en matière de “diplomatie économique”, principalement à l’endroit des ETI et PME insuffisamment considérées ?
Certes, la balance énergétique et la pénalisation de la parité dollar/euro pèsent sur les comptes français. Mais l’Allemagne est soumise au même diktat ! La différence est donc structurelle. Et on connait parfaitement l’objet de différenciation : l’étendue et le dynamisme du tissu des PME et des ETI outre-Rhin. Lors de la récente Conférence des ambassadeurs, Laurent Fabius a insisté sur cette faiblesse du déficit extérieur qui, à terme, pourrait compromettre la visibilité de la France à l’étranger, et donc son poids dans les instances de gouvernance internationales. Il n’existe pas de grande politique étrangère ni de rayonnement international sans une forte dynamique économique, qui conditionne l’efficacité et les performances de la diplomatie économique. Pour autant, la France n’a pas le même ADN que la Suisse ; elle doit être pilote et motrice, mais ne doit pas non plus assujettir obsessionnellement sa stratégie aux chiffres du commerce extérieur.
L’âpreté du combat des indépendantistes en faveur de sa défense et la victoire finale, même très étriquée, de Pauline Marois (PQ) lors des récentes élections au Québec, en témoignent : la langue française n’a jamais autant été sous la menace anglo-saxonne. La démographie des pays émergents non francophones et la stratégie expansionniste de certains d’entre eux dans les zones francophones, notamment la Chine en Afrique, scellent-elles le rayonnement de la francophonie ? Dans ce domaine, la France a-t-elle abdiqué ?
Pendant très longtemps, le combat en faveur de la francophonie fut considéré quelque peu “ringard”, et la stratégie était essentiellement défensive : il s’agissait davantage d’interdire l’anglais que de promouvoir la langue française. Depuis peu, cette vision de la francophonie se modernise. Une dynamique plus conquérante et plus positive s’impose, qui dépasse le seul périmètre de la langue et englobe celui, essentiel, des valeurs.
François Hollande avait promis une rupture profonde de la diplomatie française en Afrique et martelé la fin de la France-Afrique. Ses tergiversations à participer au sommet de la francophonie à Kinshasa les 13 et 14 octobre témoignent que le double poids de l’histoire et des intérêts économiques de la France en Afrique – qui pourrait réunir en 2050 80 % des francophones – continue de peser lourdement…
Que François Hollande ait finalement déclaré se rendre au sommet de Kinshasa est important et même courageux ; la facilité était d’y renoncer, au nom du régime despote qui gouverne la République démocratique du Congo, mais c’eut été une grave erreur, car la France se serait coupée de toute la base francophone.
La rhétorique officielle évaluant à 800 millions le nombre de francophones en 2 050 est fortement discutable ; en effet, elle résulte d’un agrégat erroné additionnant toutes les populations des pays appartenant à la francophonie. Or tous ces habitants ne sont pas francophones. S’il ne faut pas céder à l’illusion lyrique d’une francophonie dominatrice, il faut quand même constater – et se réjouir – des résistances qu’elle déploie et des marges de manœuvre qu’elle peut exploiter à condition de se doter d’un projet politique collectif qui ne soit pas réduit aux intérêts particuliers de la France. Ainsi reliée à la diversité culturelle et animée par une logique multilatérale de grande tolérance, une francophonie vivante et ambitieuse pourrait alors prospérer.
Quant à cette fameuse France-Afrique à laquelle il faudrait mettre fin, soyons attentifs à en disséquer l’objet. Si ce dernier est de poursuivre les caciques qui ont rapatrié en France des biens mal acquis dans leur pays, de s’opposer concrètement aux régimes dictatoriaux, issus d’une transmission héréditaire du pouvoir, pourfendeurs de la démocratie, et indécemment corrompus au détriment des intérêts du peuple, oui. Pour autant, la fin de la France-Afrique ne doit nullement signifier la fin d’une politique de la France en Afrique. Car alors le coût stratégique et économique serait élevé autant pour la France que pour les pays d’Afrique. Surtout au moment où le continent entre de plein pied dans la mondialisation, se développe aussi bien démographiquement qu’économiquement – la faillite de la RDC, du Zimbabwé, ou de la Somalie ne doit pas occulter les 5 % de croissance moyenne sur les dix dernières années –, et constate l’intérêt grandissant que la Chine, le Japon, les Etats-Unis, et même le Brésil lui portent.
Barack Obama apparaissait lors de son investiture en 2008 comme celui qui allait pacifier la planète. Or, en dépit d’avancées certaines, il ressort prioritairement une vacance profonde dans le conflit israelo-palestinien, une stratégie erratique et balbutiante lors des soulèvements des pays arabes, un avenir sombre en Afghanistan, au Pakistan, ou en Irak, le statu quo en Corée du nord ou à Cuba… La crise économique a-t-elle désorienté et affaibli la stratégie diplomatique du président démocrate ?
Le bilan est effectivement décevant une fois rapporté aux immenses espoirs que le candidat avait insufflés. Dès son élection, j’avais déclaré dans ces mêmes colonnes qu’il fallait toutefois raison garder : il était élu pour défendre les intérêts américains, pas ceux de l’ONU… Certes ses méthodes se sont révélées plus posées et plus rationnelles que celles de son prédécesseur, mais réparer les dégâts provoqués par ce dernier constituait une tache immense. Et il ne dispose pas de baguette magique… Deux sujets incarnent cette déception et la non application des promesses de campagne : le bagne de Guantanamo n’est pas fermé, Israël n’a pas interrompu sa politique de colonisation. Que les Etats-Unis ne soient plus capables d’imposer leurs conditions à leur partenaire israélien qu’ils financent abondamment mais qui menace de bombarder l’Iran avant le scrutin présidentiel est symptomatique d’un rapport de force pour le moins déclinant.
L’exécution de Ben Laden peut lui suffire électoralement au plan intérieur, mais elle ne camoufle pas une autre réalité : l’influence diplomatique américaine recule parallèlement à l’érosion de son économie, à son inféodation croissante aux souscripteurs financiers chinois ou arabes, à la redistribution géographique des puissances…
Les Etats-Unis ne sont plus l’unique hyper puissance. Cette réalité, que Barack Obama, lucide, a intégrée, signifie que la direction du pays n’est plus en mesure d’imposer au monde sa vision. Mais au fond, l’origine des renoncements est domestique. En effet, si l’élu démocrate a cédé sur des dossiers aussi emblématiques et, aux yeux du monde, aussi populaires que Guantanamo ou le conflit israelo-palestinien – qu’il a sciemment délaissé –, c’est parce que les pressions contraires qui s’exercent sur le territoire américain sont considérables. Des courants extrêmement réactionnaires convaincus du leadership incontestable de leur nation et sourds aux bouleversements géopolitiques et à la montée en puissance des pays désormais largement émergés, continuent d’y prospérer.
En retenant pour futur vice-président Paul Ryan, Mitt Romney a ancré le débat des valeurs dans le terreau de l’extrémisme religieux. Cette radicalisation idéologique et politique ne distingue pas les Républicains américains des oripeaux fondamentalistes qui caractérisent habituellement le monde musulman. Cette tendance est-elle appelée à se répandre dans un contexte de crise non seulement économique mais aussi sociale et de “valeurs” ?
L’extrême droite religieuse a toujours été puissante aux Etats-Unis. En témoignent les mouvements visant à interdire l’avortement, à stigmatiser les homosexuels, ou encore à interrompre l’enseignement de Darwin. Cette crispation idéologique collective enfle au fur et à mesure que les Américains sentent que la nouvelle cartographie géopolitique et la maîtrise du monde leur échappent. Le temps est loin d’une planète bipolaire qui, territoires communistes exceptés, était lisible, prévisible, et sous la coupe américaine. Alors l’illusion d’un retour à cet éden perdu favorise le repli idéologique et le refuge religieux. En réalité, il ne fait qu’accélérer le déclin américain, car il est totalement inadapté à la réalité des rapports de force et des pôles de puissance aussi bien économiques que stratégiques.
Peut-on mesurer les répercussions géopolitiques qu’une victoire de Mitt Romney provoquerait ?
A l’aune de sa campagne encore plus radicale que celle menée par Georges Bush en 2008, l’inquiétude est grande. Certes, le temps, le ton, l’action de la campagne ne sont pas ceux des responsabilités. Mais chez Mitt Romney, il est à redouter une appréhension fallacieuse des réalités du monde, une foi aveugle et inepte en l’hégémonie américaine, et donc une politique destinée à servir ce diagnostic qui pourrait se révéler très dangereuse. Ce qui aurait pour effets simultanés de créer un trouble stratégique planétaire et d’accélérer le déclin américain. En la matière, les “exploits” du dernier président républicain continuent de peser très lourdement dans l’escarcelle économique, financière, sociale, et diplomatique américaine. Certes Georges Bush n’a pas initié le déclin américain – qui résulte moins d’une érosion intrinsèque domestique que de l’émergence d’autres nations qui mécaniquement conteste et relativise la compétitivité et la suprématie des Etats-Unis. Mais pour ne retenir que la guerre en Irak, le coût protéiforme – humain, financier, géopolitique, et même moral – est abyssal.
L’avenir de l’Europe est conditionné à la gestion de la crise de l’euro et au redressement des économies comme de l’endettement des nations. Mais au-delà, c’est avant tout le fonctionnement même des institutions et de la gouvernance qui est interrogé et est en jeu. Celui-ci a-t-il d’autres issues qu’une option résolument fédéraliste ?
Il n’existe pas d’idéal ou de secours fédéralistes ; d’ailleurs les Etats-Unis forment une structure fédérale dont certes la solidité monétaire est plus grande qu’en Europe – la contestation du dollar n’égalera jamais celle de l’euro – mais dont la santé économique n’est pas meilleure. La qualité de la stratégie économique et la performance de la gouvernance économique ne dépendent pas de l’architecture politique ; elles résultent de l’intelligence des situations et des diagnostics communs.
Il faut tout de même accélérer l’abandon d’une partie des souverainetés nationales…
Ce retrait s’impose de lui-même. L’interdépendance mondiale est telle que plus aucun acteur, qu’il soit entreprise privée ou Etat, ne peut espérer agir sans intégrer le comportement des autres. Cet état de fait place chacun dans un double mouvement d’accroissement et de réduction des marges de manœuvre. La monnaie commune est la plus éclatante démonstration des abandons de souveraineté nationale. D’autres domaines pourraient épouser une même logique, notamment la défense – encore faudrait-il qu’une conviction commune sur les menaces, les moyens, et la stratégie se dégage. Les échelons nationaux n’affaiblissent pas l’Europe mais au contraire la renforcent.
Dix-huit mois après le déclenchement du “Printemps arabe”, l’heure est au bilan et surtout à la prospective. Les soulèvements contre les dictatures visaient l’affranchissement des peuples et l’instauration de démocraties. A l’aune des situations tunisienne, égyptienne, libyenne, et indépendamment du visage des partis victorieux, peut-on assurer ou au contraire douter qu’islam et démocratie sont compatibles ?
Interrogé par André Malraux qui sollicitait son opinion sur le bilan de la Révolution française, le premier ministre de la République populaire de Chine Chou En-Lai répondit qu’il était encore trop tôt pour se prononcer… Etablir un jugement précis, catégorique et définitif de ce fameux Printemps arabe apparaît donc bien irréaliste. Ces événements se poursuivent. Révolution, bouleversement, guerre civile : les formes qu’ils ont prises diffèrent sensiblement d’un pays à l’autre. Ceux qui imaginaient qu’une fois Ben Ali et Moubarak renversés une Norvège allait naître sur les bords de la Méditerranée et une Suisse fleurir le long du Nil ne peuvent qu’être déçus… Tout processus de changement politique aussi profond est long. Dix-huit mois après la Révolution française, pouvait-on bien en tirer ne serait-ce qu’un seul enseignement fiable ? La démocratie était-elle stabilisée ? Non, bien sûr. Espérer que le départ des despotes allait accoucher instantanément d’un paradis démocratique était, bien sûr, illusoire. De plus, l’histoire et la culture de la Libye ne sont bien sûr pas celles du Maroc, le socle économique et politique de la Tunisie n’est pas celui de l’Egypte, etc. Certes, quelques causes communes apparaissent – luttes pour les libertés, droit des femmes… –, mais le terreau dans lequel elles surgissent diffère d’un pays à l’autre.
L’examen des ces événements montre que les choix nationaux demeurent déterminants. Un “monde arabe existe”, mais plus encore des “pays arabes existent”. L’application des processus politiques répond bien davantage des cadres nationaux que d’une supposée idéologie arabe. L’appartenance collective à un monde “civilisationnel” commun s’efface au profit des aspirations et des particularismes nationaux. L’enjeu, désormais, est que la nostalgie des régimes passés, auxquels stabilité et sécurité sont hâtivement associés, ne s’impose pas au gré des périodes d’instabilité inhérentes à tout changement politique aussi radical.
Ennahda en Tunisie, Frères musulmans en Egypte : les électeurs, souvent en riposte aux pouvoirs militaires en place, ont fait le choix de l’islamisme, plus ou moins modéré. Et souvent font référence au “modèle” turc qui témoigne de la compatibilité entre l’islam et le libéralisme économique. Un modèle qui, toutefois, n’est pas sans failles ni inquiétudes sur la liberté d’expression, la sanctuarisation de la laïcité, le droit des femmes…
Le libéralisme économique, que seuls la Corée du nord et dans une moindre mesure Cuba n’appliquent pas, n’est pas le libéralisme politique. Sinon la Chine serait une démocratie. La Russie des années 90 avait cru en la confusion de ces libéralismes, et s’est fourvoyée. Le libéralisme ne peut pas se résumer à ses formes économique et politique. Au sein des pays musulmans, la lutte entre les expressions du libéralisme est âpre. En la matière, le parti islamiste AKP de Recep Tayyip Erdogan manie le “chaud” et le “froid” : il étend certaines libertés – par exemple pour la cause kurde – à même de conforter son rapport de force avec l’armée, il en restreint d’autres, particulièrement dans le domaine des mœurs et de la laïcité. La société turque résiste, même le déplore, mais maintient sa confiance. Pourquoi ? Parce que le bilan économique, politique, stratégique du parti au pouvoir est salué.
Comment explique-t-on que dans les pays a priori les plus propices aux soulèvements – l’Algérie, et l’Iran, à l’aune des mouvements de rébellion qui avaient agité le pays dès 2010, des fractures internes au pouvoir qui fragilisent le président Mahmoud Ahmadinejad, et des répercussions domestiques des sanctions de la communauté internationale –, les régimes totalitaires soient demeurés ? La singularité chiite l’explique-t-elle ?
En Algérie, l’aspiration à davantage de liberté et à un partage plus équitable des ressources pétrolières et gazières est très forte. Mais cette société très jeune demeure traumatisée par la guerre civile des années 90. Ce souvenir et ces 150 000 morts la tétanisent, découragent et étouffent la tentation du débat, de la confrontation, des remises en question. Pour cette raison, le pays ne partage pas l’ADN de la Tunisie, ce qui hypothèque un renversement de régime comparable.
Quant à l’Iran, ses dirigeants capitalisent auprès de l’opinion publique sur les sanctions et les peurs étrangères, pour d’une part exploiter la fibre nationaliste d’autre part déporter sur le “pays” les menaces qui en réalité ciblent le “régime”. C’est le syndrome Robespierre. Et comme l’opposition est elle-même fortement patriote, sa marge de manœuvre dans un tel contexte est réduite.
Le Maroc demeure “à part”, notamment car le monarque y cumule les souverainetés politique et religieuse. Cette singularité couplée aux ouvertures démocratiques que Mohammed VI a accomplies ces dernières années peuvent-elles à terme suffire à sanctuariser la stabilité ?
Cette double souveraineté constitue effectivement un avantage comparatif indéniable. Ce n’est pas le seul. L’illettrisme qui frappe 40 % de la population en est un autre, qui d’ailleurs permet de lire autrement le renversement de Ben Ali en Tunisie ; le dictateur, qui s’était employé à presque éradiquer ce fléau, a été victime du niveau éducationnel élevé de la population à même de saisir l’étendue de la corruption ou des privations de liberté. Parce que le niveau d’alphabétisation est corrélé au degré de conscience politique et donc au potentiel de protestation, le pouvoir marocain pourrait être tenté de ne pas le développer excessivement. Pour l’heure, Mohammed VI a préempté les appels à la démocratisation, plus faibles qu’en Tunisie. Il a aussi admis qu’il fallait lâcher un peu de leste. Mais aura-t-il toujours un peu d’avance sur les revendications du peuple ou ce dernier le débordera-t-il un jour ? Il est engagé dans une course contre-la-montre.
La situation économique en Tunisie ou en Egypte est catastrophique, notamment parce que l’identité islamiste des nouveaux régimes et l’instabilité, le radicalisme et l’hostilité qui leur sont associés éloignent la manne touristique. Et les récentes émeutes en riposte à la diffusion sur internet d’un film jugé blasphématoire ou des caricatures de Mahomet dans Charlie Hebdo, n’arrangeront rien. Dans ce contexte, comment peut-on convaincre les décideurs économiques, banquiers, industriels français et européens d’investir ?
Les entreprises françaises ne peuvent pas bâtir et commercer qu’avec les pays stables ou dits “riches”, et cet adage prend d’ailleurs une ampleur inédite au moment où les traditionnels partenaires économiques – Espagne, Italie… – de l’Hexagone connaissent une situation déliquescente. Par ailleurs, en géopolitique il existe une règle universelle : c’est dans les pays les plus risqués au plan politique que les perspectives de rentabilité sont les plus élevées. Certes l’incertitude y est plus grande, mais elle a un intérêt : la faible concurrence et le nombre réduit d’acteurs conditionnent potentiellement un rendement plus copieux. Bien sûr, investir aujourd’hui en République démocratique du Congo ou au Zimbabwé est irraisonnable ; en Egypte ou en Tunisie, le risque est en revanche très nettement contenu. Et d’ailleurs que les tours operators n’aient pas communiqué davantage depuis deux ans sur l’absence de risques à passer ses vacances à Djerba ou à Louxor est une hérésie.
La guerre civile en Syrie embrase l’ensemble de la région en cristallisant les rivalités confessionnelles. Chiites, sunnites (de tous courants), alaouites, chrétiens maronites ou cooptes, juifs… tout est réuni pour que le volcan entre en éruption. Surtout si la communauté internationale poursuit son impuissance à contrer les vétos russe et chinois au Conseil de sécurité de l’ONU ou à juguler le programme nucléaire iranien. La crise du Proche Orient est-elle avant tout celle des institutions et de la gouvernance internationales ? La France peut-elle revendiquer une autre posture que celle de spectateur ?
En diplomatie, ce qui était réalisable au XIXe ou au XXe siècles est désormais un mirage. Qui peut croire, dans un monde aussi interdépendant, face à une puissance aussi émiettée, devant un contexte extraordinairement complexe traversé de forces aussi multiples que contraires, qu’un pays comme la France peut encore décider seul d’une intervention armée multilatérale ?..
La rhétorique de Nicolas Sarkozy s’est pourtant toujours escrimée – et encore cet été lorsque l’ancien Président a fustigé la supposée inertie de son successeur dans ledit dossier syrien et l’a comparée à son activisme lors du renversement libyen – à le laisser croire…
Cessons d’être centrés sur nous-mêmes. Le monde occidental a perdu le monopole de la puissance. L’époque où ce dernier imposait l’ensemble de ses décisions, des codes vestimentaires aux obligations stratégiques, est révolue. Entretenir cette illusion promet au mieux d’être ridicules, au pire humiliés. Pour autant, ne versons pas dans l’autre extrême, honteusement médiatisé, selon lequel le poids diplomatique de la France serait réduit à néant. Nous disposons de leviers et d’opportunités pour accomplir un pouvoir d’influence et d’action significatif.
L’enjeu crucial est d’adapter le système de gouvernance à la réalité de la cartographie démographique, économique, diplomatique mondiale. A quand l’intégration au Conseil de sécurité de l’ONU de ces nouvelle nations dominantes – Inde, Brésil ?
Travailler à l’exaucement de ce vœu doit être une priorité. La composition du Conseil de sécurité de l’ONU doit impérativement refléter la répartition, dorénavant multipolaire, des forces. A cette condition, sa légitimité, sa crédibilité et sa puissance décisionnelle grandiront et seront mieux adaptées aux enjeux qu’il doit gérer.
Sur la scène internationale la surdité et l’impuissance de l’Europe, dotée d’un Haut représentant pour les Affaires étrangères, Catherine Ashton, particulièrement transparente, exhibent l’obsolescence de son organisation…
Catherine Ashton ne sert pas à grand-chose, effectivement. Mais c’est aussi pour cela qu’elle a été choisie… Son absence de charisme et de légitimité est simplement cohérente avec l’envergure de son poste. Toutefois, à terme, le service d’action diplomatique européen devrait produire des résultats probants. Le profil de celle ou de celui qui succédera à Catherine Ashton sera symptomatique des progrès parcourus et du périmètre, éventuellement élargi et solidifié, de son poste.
La prolifération nucléaire terrorise. Et le récent rapport de l’AIEA est édifiant : la stratégie de la diplomatie échoue à ralentir le développement du programme iranien et à ébranler le régime de Mahmoud Ahmadinejad. Le temps des frappes, israéliennes ou dans un cadre occidental officiel, est-il venu, ou la menace s’éteindra-t-elle une fois l’élection américaine et donc la pression sur les candidats républicain et démocrate achevées ?
Tout, effectivement, se jouera entre la fin de l’Assemblée générale de l’ONU et le 6 novembre, date de l’élection présidentielle américaine. Une fois le scrutin passé, Israël ne disposera plus des mêmes armes pour “peser” sur des candidats appliqués à séduire l’électorat juif. Toutefois, cette opportunité divise au sein du commandement politique et militaire israélien. Et la mise en garde provient notamment des forces militaires américaines, peu sûres des résultats d’une telle offensive. Or un semi-échec serait interprété comme une preuve de fragilité de Tsahal et pourrait faire émerger un dysfonctionnement dans les relations avec les Etats-Unis. Le pouvoir politique israélien se moque d’être condamné par le monde entier ; en revanche il souffrirait d’être à l’origine d’une crise internationale mettant à mal la position de son précieux allié américain. Dès lors, le scénario du bluff, destiné à obtenir un durcissement substantiel des sanctions internationales à l’endroit de Téhéran, semble dominer, même si l’hypothèse des frappes aériennes ne peut bien sûr être exclu. Enfin n’oublions pas l’intérêt collatéral, pour Israël, de cette stratégie du “retenez-moi ou je fais un malheur” et donc de concentrer l’attention sur le dossier nucléaire iranien devenu épicentre de stabilité ou d’instabilité géopolitiques dans la région : plus personne n’évoque le conflit avec la Palestine…
Mais peut-on raisonnablement croire encore en l’œuvre diplomatique pour stopper la stratégie des dirigeants iraniens ?
Pour l’heure, elle a échoué. Deux interprétations de cet échec se dégagent : la première considère que la contrepartie accordée à Téhéran en échange d’un retraitement vers l’extérieur de son uranium, n’est pas suffisante ; la seconde estime que rien ne peut arrêter la volonté des dirigeants de se doter de l’arme. Une alternative s’est dessinée : accentuer les actes de sabotage, notamment informatiques, ou les attentats ciblés. Mais cette logique terroriste est contestable aux plans autant politique qu’éthique, et interroge au plus haut lieu parmi les dirigeants américains : comment demain justifier d’une guerre électronique et après-demain, si le pays en est victime, la condamner ?
Vous venez de publier JO politiques (Ed. Jean-Claude Gawsewitch). Quelle lecture politique domestique et quels enseignements géopolitiques peut-on faire de l’édition londonienne ? Quelle appréciation raisonnable et non anecdotique peut-on établir de la rivalité sportive, élément du “soft power”, à laquelle Chinois et Américains se sont livré ?
Sur le plan intérieur, ces Jeux Olympiques sont un indiscutable succès pour les Britanniques : aucun attentat, aucun débordement social – redouté après les émeutes de 2011 –, une organisation impeccable, une flopée de médailles et un troisième rang jamais atteint jusqu’alors, une édition “paralympique” unanimement saluée, une mise en image très réussie de la ville et de sa population – très mobilisée, notamment chez les bénévoles –, et in fine une revitalisation précieuse de l’”estime de soi”, autant individuelle que nationale.
Ces JO l’ont confirmé : l’identité nationale recourt de plus en plus au sport pour s’affirmer. Que les Etats-Unis aient pris leur revanche sur une Chine triomphante en 2008 à Pékin ou que d’aussi petits pays que le Kazakhstan se soient placé dans le Top 10 des meilleures nations, est symptomatique du caractère extrêmement symbolique et psychologique du sport dans le domaine géostratégique.
Il est coutumier d’évoquer les effets, durables, que les résultats des sportifs peuvent exercer sur l’ambiance générale dans leur pays d’origine. En France l’enthousiasme sécrété par la moisson de médailles est vite retombé. Nous sommes loin de l’épopée Coupe du monde 1998, et cela enjoint de grandement relativiser la force de l’impact sportif sur le quotidien d’une nation économiquement en souffrance…
Les Français ont vibré aux exploits de leurs sportifs, et on a assisté à une communion nationale. Certes les effets ne sont que temporaires et bien sûr ne réparent aucun des dégâts économiques ou sociaux provoqués par la crise. Pour autant, ils prennent racine dans le souvenir collectif, et à ce titre ne peuvent être négligés. Il est faux de considérer cet élan collectif autour du sport comme une sorte “d’opium du peuple” plongeant les consciences dans le sommeil ; il participe à célébrer un peu l’identité nationale et à encourager le “soft patriotisme”, ce patriotisme non agressif grâce auquel des supporters de tous pays viennent soutenir leur équipe dans le respect absolu et même confraternel des concurrents.
Il y a trente ans, les joutes Etats-Unis/URSS ou RFA/RDA cristallisaient l’antinomie entre pays capitalistes et communistes. A l’aune de la mondialisation, quels nouveaux périmètres de fractures ou d’oppositions les Jeux Olympiques dessinent-ils ?
Cette nouvelle délimitation est à l’image du monde : multipolaire. Chine et Etats-Unis se livrent une vraie bataille, la Russie, quatrième, veut faire la preuve qu’elle a survécu à la disparition de l’URSS, chaque pays européen veut exister, des nations nouvelles ont émergé… Une grande énigme toutefois s’est confirmée : l’Inde, géant démographique et économique, est un nain sportif
Sotchi en 2014, Rio en 2016 : ces deux échéances portent elles aussi une dimension géopolitique considérable. Une Russie minée par la corruption et pilotée par despote, un Brésil symbole des nouvelles puissances et qui assure pour la première fois à l’Amérique du sud d’accueillir l’événement : les prochains JO seront lourds de sens et d’enjeux…
Je demeure convaincu que les prochains Jeux d’hiver feront l’objet d'une campagne médiatique de boycott. Et le dossier syrien, que Vladimir Poutine a fait le choix d’embourber en maintenant son veto au Conseil de sécurité de l’ONU, ne fera qu’exacerber les oppositions. Le choix de Rio 2016 résulte, au sein du CIO, d’une détermination non à “suivre” la marche du monde mais à affirmer au contraire que l’aréopage consolide, accompagne, bref “contribue” à cette marche du monde et à l’émergence de nouvelles puissances.
A quels titres la France est-elle encore, n’est pas, et n’est plus la “puissance mondiale” ainsi martelée par chaque Président de la République en exercice ?
Assimiler la France au seul statut de puissance occidentale est une erreur, car le monde occidental n’est plus l’épicentre des puissances. Ce que Nicolas Sarkozy n’avait d’ailleurs pas compris. Il existe des marges de manœuvre, certes plus limitées qu’autrefois, pour encore faire entendre la voix de la France qui, bien sûr, n’est plus qu’une puissance parmi d’autres – de plus en plus nombreuses – et s’accroche, selon les circonstances, aux locomotives américaine ou européenne. Ce qui demeure spécifique à la France, c’est le “pouvoir de pensée globale” dont elle est créditée sur tous les continents. Ce statut, hérité de la riche histoire du pays, prend la forme d’une capacité d’imagination, d’un sens des coalitions et du multilatéralisme, reconnus. Cultivons-les.
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