L’enquête Solidaris/Le Soir/RTBF sur le moral des Belges nous
révèle que 10% des sondés souffrent d’angoisse et de dépression et que
57% estiment avoir besoin d’un accompagnement psychologique. Si tant de
Belges sont déprimés, ce n’est peut-être pas parce qu’ils sont
abandonnés au jeu des forces brutales du marché mais, tout au contraire,
parce qu’ils sont prisonniers d’un système social qui les dévitalise.
Nous sommes, affirmait Spinoza (1632-1677), constamment sujets à des
"ocursus", c’est-à-dire à des "rencontres" (de personnes, d’êtres,
d’objets, d’idées, de principes, de systèmes, etc.) dont certaines nous
affermissent et dont d’autres nous détruisent. Telle noble cause anime
nos passions, telle musique surélève l’âme, tel prédicateur empoisonne
le cœur du jeune islamiste, tel projet fait jaillir notre créativité,
tel entourage professionnel nous démotive, tel entraîneur fait exploser
nos limites, etc. De là, découle une éthique : est bon ce qui augmente
ma "puissance d’agir". Est mauvais ce qui la diminue. Chaque jour, notre
humeur est déterminée par de petites gratifications pour l’ego (un
sourire, des compliments, etc.) ou, au contraire, par de petites
vexations, déceptions et autres blessures (on essuie un refus, une
personne feint de nous ignorer, etc.). Les premières accroissent notre
puissance d’agir (la joie est un tremplin), les secondes nous rendent
fragiles et chagrins. Une conduite avisée consiste à sélectionner les
"ocursus", s’unir avec ce qui convient à sa nature, augmenter ainsi sa
puissance d’agir et éviter soigneusement de vivre au hasard des
rencontres. A contrario, la passivité consiste à suivre les contours
sinueux des variations de cette ligne mélodique, en subir les effets et à
gémir ou accuser lorsque ces derniers engendrent les innombrables
"passions tristes".
L’enquête Solidaris/Le Soir/RTBF sur le moral des Belges nous révèle
que 10% des sondés souffrent d’angoisse et de dépression, que 8% ont
déjà pensé au suicide (contre 3% il y a dix ans), que 57% estiment avoir
besoin d’un accompagnement psychologique, etc. On peut évidemment
soupçonner le principal commanditaire de l’étude, Solidaris (ex
Mutualités Socialistes) de vouloir noircir le tableau à dessein, surtout
lorsque son secrétaire général, Jean-Pascal Labille, estime que des
moyens doivent être débloqués pour améliorer la prévention et
l’accessibilité aux soins psychologiques. Mais, cette tentative à peine
masquée d’émousser les résolutions gouvernementales de restriction
budgétaire, ne doivent pas nous faire ignorer la réalité de ces chiffres
interpellants.
Pour donner du sens à ce phénomène, il existe évidemment une
explication clé sur porte. On peut même gagner du temps en se reportant
directement à l’une de ses matrices théoriques, à savoir "La Misère du
Monde" publié il y a vingt ans par le sociologue Pierre Bourdieu. Selon
cette grille d’analyse victimisatrice, c’est évidemment au marché et au
pouvoir dissolvant de l’ultralibéralisme qu’il faut imputer ce mal-être
généralisé qui s’accentue au fil des crises. Face à ce sempiternel
diagnostic (atomisation du corps social, désintégration, déclassement
social, exclusion, précarisation, perte d’identité, société de la peur,
etc.), on invoque les sempiternelles recettes socialistes ou
socio-démocrates visant à "retisser le lien social" grâce à des
politiques ambitieuses et à un accompagnement médical, psychologique,
psychiatrique, psychothérapeutique renforcé et à des coûts plus
accessibles.
Le seul problème avec ce discours, c’est que le mal empire alors que
ces même remèdes sont prescrits et administrés à forte dose depuis des
décennies. Il est, par ailleurs, pour le moins étonnant que notre
système de santé, considéré à juste titre comme l’un des plus généreux
et des plus performants au monde soit accusé de manquer de moyens.
Tentons d’y voir plus clair et croisons certains chiffres. Les Belges
sont, avec les Français, les premiers consommateurs mondiaux de
produits psychotropes (anxiolytiques, somnifères, antidépresseurs,
analgésiques, etc.). Par ailleurs, la Belgique et la France figurent
toutes deux au top du palmarès mondial de pression fiscale et
parafiscale. La Belgique supplante de peu la France dans un autre
domaine : elle détient le taux le plus important de fonctionnaires de
tous les pays de l’OCDE. : 820.000 (le chiffre correspondant, pour la
Belgique, à la moyenne européenne serait de 600.000). Osons, dès lors,
une interprétation à 180° de celle du promoteur de l’enquête
susmentionnée : si tant de Belges sont déprimés, ce n’est peut-être pas
parce qu’ils sont abandonnés au jeu des forces brutales du marché mais,
tout au contraire, parce qu’ils sont prisonniers d’un système social qui
les dévitalise. S’ils se sentent démotivés, ce n’est peut-être pas par
la baisse de leur pouvoir d’achat consécutive aux crises mais en raison
d’un système qui stérilise leur "puissance d’agir".
Dans notre pays, les allocations chômage correspondent (tous
avantages inclus) à ce que la littérature économique appelle "salaire de
réservation", c’est-à-dire un montant qui n’incite pas ces acteurs
économiques rationnels que sont les demandeurs d’emploi à se mettre
activement à la recherche d’un emploi, à enrichir leur CV voire même à
accepter l’emploi proposé si les perspectives de gains présents ou
futurs attachés à cet emploi sont inférieurs aux perspectives de gains
présents ou futurs attachés au chômage. Faute de s’accomplir, ils
dépriment. Ils souffrent moins d’un sentiment d’inquiétude quant au
futur que d’un sentiment d’inutilité, de honte et d’impuissance.
Un jeune Bruxellois sur trois est sans emploi. Si, à 15 ans, vous
êtes assuré, quoique vous fassiez, de jouir d’une allocation jusqu’à la
fin de vos jours, allez-vous conserver la détermination de traverser les
épreuves et consentir aux sacrifices propres à l’acquisition d’une
formation ? Ce système distend dangereusement ce ressort qu’est la
puissance d’agir. C’est avec des représentants de cette jeunesse
démotivée, que Chirac s’entretenait il y a quelques années. "Votre peur,
je ne la comprends pas. À vrai dire, cela me fait de la peine." Dans la
litanie des contrevérités véhiculées à propos des jeunes, il y a
celle-ci : "on ne leur laisse aucune raison d’espérer". En réalité,
l’État-Providence a ôté, non pas tout espoir, mais, au contraire, tout
motif d’inquiétude quant au futur matériel de ces jeunes et tué ainsi
une puissante incitation à se dépasser.
L’État-Providence, magnifique conquête du siècle passé, a dégénéré en
une vaste machine hypertrophiée et anxiogène qui pressure la partie
productive de la société pour emprisonner l’autre partie dans une
logique d’assistanat.
On connaît la complainte : il n’y a pas assez de travail. Faux :
c’est le système nécrosé qui engloutit les moyens humains et matériels
nécessaires à la création de ce travail. Nous avons besoin non de
victimisation mais de responsabilisation. Plutôt que de pousser, "à
titre préventif" les adolescents dans la salle d’attente des
psychologues, il faut revitaliser leur puissance d’agir. Comment ? En
"relançant", non pas la consommation, mais la détermination à
travailler. En ouvrant le champ des possibles par une réduction des
charges patronales et des taux d’imposition du travail couplé avec une
baisse substantielle des dépenses ramenant l’État-Providence à sa juste
dimension. Seul un afflux d’oxygène peut relancer l’activité économique
et revitaliser la population. Restaurer la puissance d’agir, c’est aussi
restaurer l’estime de soi. Se respecter soi-même, c’est refuser de se
mentir à soi-même et se poser les questions suivantes : ai-je donné tout
ce que je pouvais donner ? Me suis-je appliqué dans mes études ? Ai-je
une formation qui me permette de rencontrer l’offre de travail ? Ai-je
toujours saisi les perches qu’on me tendait ? Ai-je pris le temps de me
recycler ? Ai-je accepté de prendre des risques ? Etc.
Loin de démontrer la nécessité de tempérer la (modeste) politique
d’austérité et de réduction fiscale menée par l’actuel gouvernement,
cette étude prouve tout au contraire qu’il faut amplifier cette
dernière.
samedi 23 juin 2012
Une population dévitalisée
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