mercredi 9 mars 2011
Quand le monde se fissure
C'est un sentiment malcommode à décrire. Il s'éprouve plus qu'il ne s'explique. Comment dire ? A la surface du monde, des fissures s'installent, des lignes de fracture s'esquissent. Bientôt, peut-être, vont-elles s'approfondir. La guerre civile en Côte d'Ivoire signerait l'entrée en crise, à terme, d'une bonne part de l'Afrique. La guerre civile en Libye ouvrirait la voie à d'autres conflits. Les deux Corées finiraient par aller à l'affrontement, et l'arrogance chinoise pourrait l'envenimer. On pourrait allonger la liste, parcourir l'Amérique latine et même les franges de la vieille Europe, se souvenir que Tibet, Cachemire et Pakistan sont aussi, pour des raisons distinctes, des zones sensibles de la tectonique planétaire. Partout, sur des failles anciennes, une activité nouvelle est repérée - même par les plus rudimentaires sismographes politiques.
Rien, pourtant, ne laisse penser qu'une nouvelle grande guerre soit probable. Les facteurs de stabilité l'emportent : l'interdépendance mondiale paraît interdire toute catastrophe de grande envergure. On devrait donc s'attendre à une sorte de paix craquelée, traversée de tensions et d'éclats, parsemée de conflits locaux, qui évoluent selon des temporalités diverses. Or cela ne correspond à aucun de nos grands schémas mentaux. Jusqu'à présent - en simplifiant beaucoup, certes, mais ce n'est pas forcément inutile -, nous n'avons eu à notre disposition que deux grandes grilles de lecture.
L'une nous a fait penser que plus le monde était rationnel, plus la paix s'organisait durablement. Illustrée par Rousseau, elle se perfectionne chez Kant avec le célèbre « Projet de paix perpétuelle » (1795), qui forge l'idée de traités supranationaux et multilatéraux capables d'étouffer radicalement tout conflit. Comme chacun sait, la Société des nations, puis l'ONU, s'inscrivent dans cet héritage. Ceux qui rêvent encore, aujourd'hui, d'un gouvernement mondial prolongent cette lignée. A l'opposé, on trouve les penseurs que l'idée même de progrès fait rire. Comme Schopenhauer ou Nietzsche, ils sont convaincus que la guerre est sans fin, l'humanité sans avenir assuré, la raison impuissante face au chaos de l'histoire. Comme Machiavel ou Clausewitz, ils ne jurent que par les rapports de force, les hasards des combats et la logique paradoxale des affrontements.
La singularité de la situation présente est qu'elle déconcerte les deux grilles. En mêlant ordre global et violences locales, stabilité d'ensemble et fractures multiples, l'actualité souligne combien nos schémas sont à revoir. Elle exige impérieusement de nouvelles manières de penser. Mais on ne les voit pas encore venir. Souvent mal compris autant que détesté, Samuel Huntington, avec son fameux « conflit des civilisations », a tenté de penser ensemble la globalisation du monde et les affrontements multiples. Pourtant il a été en grande partie démenti par les faits : les fractures s'ouvrent aujourd'hui au sein des civilisations, bien plus qu'entre elles. Au lieu de les dresser les unes contre les autres, c'est du dedans que ces divisions travaillent les cultures. On le constate dans le monde musulman, on le devine pour bientôt au sein de la sphère chinoise.
Il se pourrait que ce qui nous attend soit un étrange patchwork, une bigarrure de guerres et de paix, un méli-mélo de stabilité et de turbulences. Une fois encore, nous n'avons pas encore d'outils suffisants pour penser ce mélange. La seule évidence, c'est qu'il vaut mieux que la paix des cimetières. On a oublié que cette dernière formule, devenue courante, vient de Kant. Il rappelle, dans l'introduction de son « Projet », qu'un aubergiste hollandais, sous son enseigne A la paix éternelle, avait fait peindre un cimetière. Mais de qui juste, ajoute Kant, l'hôtelier voulait-il se moquer ? De toute l'humanité ? Des souverains, « insatiables de guerre » ? Ou bien des philosophes qui poursuivent le rêve inaccessible d'une paix perpétuelle ? Quand le monde se fissure, ces questions prennent un nouveau sens.
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