On a l’impression que Merkel avance comme une somnambule inconsciente de ce danger. En dépit de son instinct robuste et de tout son talent politique, elle n’a semble-t-il aucune vision claire de l’UE. Elle a fait preuve d’une regrettable lenteur quand il s’est agi de faire face aux problèmes de la zone euro, essentiellement parce que les électeurs allemands ne veulent pas renflouer des pays faibles comme la Grèce, l’Irlande et, potentiellement, le Portugal. Et en cherchant à prouver à ses concitoyens qu’elle impose une discipline toute germanique à ces pays périphériques extrêmement prodigues, elle permet à la zone euro de jouer un rôle de plus en plus marquant dans la politique économique de l’UE.
Cette semaine, deux réunions [le 11 mars] illustrent ce développement inquiétant. Un sommet des 27 chefs de gouvernement de l’UE sera suivi d’un sommet de la zone euro dont sont exclus dix Etats-membres. Peut-être n’est-ce là que le résultat de la logique impénétrable qui préside aux décisions de Bruxelles. Mais les historiens, eux, pourraient bien y voir le moment où l’UE s’est scindée, entre une zone euro dominante et corporatiste, et une zone extérieure moins importante et plus libérale. Merkel est assez intelligente pour le comprendre et ne pas approuver cette évolution, mais elle n’a pas le courage d’y mettre un frein.
Le centre de gravité de la zone euro est dans la frange la moins libérale
En quoi une Europe ouvertement à deux vitesses importerait-elle ? Les Britanniques défendent leur passivité en soulignant que nombre de politiques et d’institutions européennes ne fonctionnent que parce qu’elles n’incluent pas tous les membres — l’espace Schengen, la coopération en matière de défense, le projet de brevet européen. Ils ajoutent que la Commission européenne et la Cour de justice de l'Union européenne empêcheront tout groupe de la zone euro de bricoler le marché unique. Et si ceux qui "en sont" tentent quoi que ce soit, ceux qui "n’en sont pas" disposent toujours d’un droit de veto sur des questions comme la fiscalité et les prestations sociales. Si la zone euro réclame un gouvernement économique, dit David Cameron, qu’elle en crée un, cela ne nous affectera pas.C’est manquer de vision à long terme. L’histoire du projet européen abonde en exemples de politiques développées par un petit groupe, puis imposées au plus grand nombre, de la politique agricole commune et du budget au chapitre social et à la charte des droits fondamentaux. Certains de ceux qui "n’en sont pas", en particulier la Suède, la Pologne et le Danemark, en sont davantage conscients que le Royaume-Uni, et ont réagi avec colère à la suggestion (à laquelle Merkel était opposée à l’origine) que les dirigeants de la zone euro aient plus de poids dans les décisions politiques et qu’ils se rencontrent plus souvent.
Ce n'est pas seulement une question de pouvoir, mais aussi de philosophie. L'"euro-groupe" des 17 est moins libéral que l'UE des 27. La distinction n'est pas toujours bien nette : la zone euro comprend des libéraux comme les Néerlandais, les Irlandais et les Finlandais, tandis que les Etats hors zone euro comprennent des pays moins libéraux comme la Hongrie et la Roumanie. Mais le centre de gravité de la zone euro est situé dans la frange la moins libérale.
Des sommets qui doivent rester exceptionnels
Le "pacte de compétitivité" (devenu le “Pacte pour l'euro”) que promeuvent Merkel et Nicolas Sarkozy, par exemple, prévoit notamment d'harmoniser l'impôt sur les sociétés, ce qui serait certainement une étape vers une harmonisation des taux d'imposition. Un gouvernement économique de la zone euro aurait-il tenu compte des objections britanniques à un réglementation plus stricte des fonds spéculatifs en 2010 ? Aurait-il résisté à la proposition qu'avait faite M. Sarkozy de suspendre les aides régionales de l'UE aux pays qui pratiquent la "concurrence fiscale dommageable" ? Se battrait-il autant pour défendre la liberté de circulation de la main-d'œuvre ? Et défendrait-il aujourd'hui une directive plus contraignante pour lever les barrières douanières dans le secteur des services.Tout cela placerait peut-être les pays hors zone euro face à un choix douloureux. Certains d'entre eux pourraient se pincer le nez et essayer d'entrer dans l'euro pour retrouver de l'influence. Mais le Royaume-Uni irait sans nul doute dans la direction opposée. De fait, un club moins libéral, dominé par les pays de la zone euro, pourrait même pousser le Royaume-Uni à quitter l'UE, à la plus grande joie des euro-sceptiques ; mais si le royaume veut alors bénéficier tant soit peu des avantages d'un marché unique, il devra toutefois se plier à la plupart des règles de l'UE (comme le fait aujourd'hui la Norvège).
Par le passé, Merkel s'est opposée à la tenue régulière de sommets de la zone euro, afin justement de faire en sorte que les Britanniques, les Polonais et les Suédois aient leur place autour de la table. En cédant aujourd'hui, elle pourrait apaiser les craintes actuelles de ses électeurs à propos de l'euro, mais le prix à payer sur le long terme pourrait être élevé. Si la zone euro s'oriente vers une plus grande harmonisation de sa fiscalité et de ses politiques économiques, cela pourrait rendre le club dans son ensemble moins sympathique aux yeux des libéraux — et moins attrayant y compris pour ceux qui, au Royaume-Uni, veulent rester, parmi lesquels M. Cameron.
Le projet européen, au cours de son histoire, a toujours été tiraillé entre un libéralisme économique privilégiant l'ouverture sur le monde et un nationalisme économique retranché derrière sa forteresse.The Economist a toujours été dans le premier de ces deux camps, au même titre que Mme Merkel, sauf exception. En tant que responsable politique la plus puissante d'Europe, elle devrait affirmer clairement que le sommet réunissant cette semaine les pays de la zone euro n'est qu'une urgence, qu'il devra rester exceptionnel et non devenir la règle — ce qui aurait des conséquences néfastes.
Vu de Prague
Soutenons Angela Merkel !
D'ailleurs, remarque Respekt, les marchés financiers sont là pour nous rappeler que la faillite d'un riche pays occidental est tout à fait possible. Certes, "la proposition franco-allemande va probablement se diluer dans la mer des mots 'changement' et 'compromis'. Elle risque de devenir une nouvelle stratégie édentée comme d'autres anciens ‘projets d'action’ de l'Union censés permettre de devenir le meilleur des tigres économiques au monde." Mais "dans le Festival de l’inertie de la politique européenne, Merkel, au moins, essaie de faire quelque chose". Pour éviter de faire une "erreur stratégique", la République tchèque devrait soutenir l'Allemagne car a) "elle ne risque rien", et b) “n'a pas meilleure offre que d’être la bienvenue à Berlin”.
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