“Du trottoir au pouvoir, en passant par le séchoir !”
Que réclament désormais les “sans-culottes” carthaginois ? La peau du RCD, le parti unique de l’ex-président. Une véritable administration bis, en fait, avec le clientélisme pour unique idéologie. Mohsen, 58 ans, déchire théâtralement sa carte d’adhérent : “J’ai dû la prendre, comme tous mes voisins. Sinon, nos maisons n’auraient jamais été raccordées au tout à l’égout…”Et ça crie et ça chante, toutes classes sociales mêlées, sous les fenêtres des anciens maîtres : “Le dictateur est parti, mais pas la dictature. RCD, dégage !” Le logo géant du parti, posé sur un bâtiment monumental, a déjà été précipité dans le vide. Trois lettres à terre, en attendant mieux.
De son bureau, à l’étage, la directrice de la librairie “Al Kiteb” surplombe les évènements. En vitrine, Selma Jabbes a exposé des ouvrages théoriquement interdits. Le plus réclamé reste “La régente de Carthage”, portrait au vitriol de Leila Ben Ali, née Trabelsi. Ou comment une aguichante coiffeuse, promue “Première dame”, a mis le pays en coupe réglée avec sa famille… Plus encore que son époux, la shampouineuse parvenue - “du trottoir au pouvoir en passant par le séchoir !” - cristallise la rancœur populaire. Incendiées, ses luxueuses villas deviennent lieux de pèlerinage - tel jadis le palais de Saddam. Arrêtés par dizaines, ses proches parents rejoignent la case prison. La presse publie les photos du “butin des voleurs”, bijoux, diamants, cartes de crédit abandonnés dans la fuite…
Avenue Bourguiba, la libraire respire. Les censeurs de l’Intérieur ne viendront plus la harceler : “Des brutes, des ignares… Ils souhaitaient même saisir mes ordinateurs, espérant y trouver la liste des clients “mal pensants”, vous voyez !”
La chasse aux “bénalistes” est ouverte
À la nuit tombée, après le couvre-feu, des ombres s’agitent derrière des barrages. Voici les “milices citoyennes”, simples habitants armés de gourdin et défendant leur territoire. Contre qui ? Les derniers “sbires” de Ben Ali qui tirent sporadiquement, à tort et à travers. La sécurité, pourtant, semble à peu près rétablie. Mais les plus folles rumeurs courent toujours. L’exaltation, au crépuscule, alimente les fantasmes. “Ils” ont empoisonné l’eau de la ville, assassiné un enfant, libéré les ours du zoo… Postés près de la Médina, jurant “s’être battus jusqu’à l’aube”, Nejib et ses copains - moyenne d’âge, 20 ans - s’enflamment. La belle équipe, le jour venu, s’empressera de grossir la marée hurlante : “Leila vampire, pouffiasse… à mort, le RDC !”Les jeunes Tunisiens, héros du soulèvement par la grâce de Facebook, poussent ainsi leur avantage. La fête est si belle, et si légitime le désir de rupture… pourquoi s’arrêter au milieu du gué ? Ils flottent sur le nuage de la liberté conquise et refusent de lâcher du lest. Pas question d’accepter les nombreux “bénalistes” du gouvernement provisoire : “Compétents ou pas, dehors !”. L’intransigeance des ultras redouble, lorsque les rares ministres de l’opposition démissionnent. Du passé, faisons table rase ? Sauf qu’aucun leader neuf et charismatique n’émerge pour mener la marche vers la démocratie. Les exilés rentrant de France, peut-être ? “Pfff, vous rigolez !” Et tandis que la rue s’exprime, soulageant deux décennies de frustrations accumulées, on redoute un chaos économique et institutionnel. “Le courage, aujourd’hui, consiste à retrouver le chemin des bureaux, des usines, des entreprises et des champs”, prêche Foued Mebazaâ, le président par intérim. Un peu dans le désert, quand même…“Je préfère encore un tyran à un islamiste !”
Partout, la chasse aux caciques de l’ancien régime se poursuit. Pillages d’entrepôts sur le port, rixe entre avocats au palais de justice, “épuration” à la télévision, ministres vilipendés...“Ce n’est pas une jacquerie, ni une révolte, mais une révolution”, insiste Hamadi Redissi, éminent politologue. La France, à ce titre, aurait pu servir de référence historique. Mais non : “En soutenant le despote jusqu’au bout, Paris nous a cruellement déçus. Les Américains se sont montrés plus clairvoyants. Il est vrai que Michèle Alliot-Marie passe ses vacances à Djerba…” Enfin, plus rien ne sera comme avant : “Le monde entier a appris que la Tunisie constitue une nation, et pas seulement une carte postale”.Dans sa villa du quartier la Marsa, le professeur termine son dernier essai “Tragédie de l’islam moderne” (à paraître au Seuil, le 3 mars). Une trop longue instabilité politique, à ses yeux, risque de conduire vers le pire. Trois menaces pèsent sur la période de transition : “le putchisme, l’immobilisme et la surenchère extrémiste”. Bien audacieux qui ose prédire comment les choses tourneront. On note cependant que les “barbus”, eux aussi persécutés sous Ben Ali, refont surface dans les cortèges protestataires. “Je préfère encore un tyran à un islamiste !” s’emporte M. Redissi, avant d’arrondir les angles : “Mais n’agitons pas un danger qui reste de l’ordre du virtuel…”
N’empêche, avant de prendre congé, le vieux militant laïque nous lance : “Si vous êtes croyant, priez pour la Tunisie !”. Et la Carmagnole vaincra, “inch Allah”.
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