Avez-vous entendu parler de Sun City ? Cette ville des États-Unis a été créée dans l'Arizona au début des années 1960. 40 000 habitants vivent à l'abri de murs d'enceinte avec contrôle rigoureux de l'accès, interdit - sauf autorisation - à toute personne extérieure. Cette ville privée n'est que l'une des « communautés fermées » en voie de multiplication, mais elle présente la particularité d'être réservée aux plus de 60 ans - la moyenne d'âge y étant de 75 ans - et de ne comporter ni enfants ni école.
Il semble que ce mode d'habitat fasse des émules en France et ailleurs. Il aurait la faveur de seniors, heureux de se retrouver entre eux dans une oasis de béatitude sereine.
À l'heure où le débat sur les retraites souligne le risque de fracture entre générations, une telle sécession suscite bien des questions.
La première concerne la place physique des personnes âgées dans notre société. Ce mode de regroupement n'est-il pas comme l'acceptation de la « mise à l'écart », de l'« exil » intérieur dont souffrent nombre d'entre elles ?
Puisqu'on ne veut pas de nous, les « inutiles », eh bien retirons-nous du jeu en attendant la mort de manière aussi agréable que possible. Ce qui revient à considérer que l'âge et le grand âge ne sont pas une phase de l'existence succédant naturellement à l'adolescence et à l'âge adulte, mais un nouvel état qui exclurait des autres hommes. « Les grands vieillards intériorisent les conceptions négatives de la vieillesse, explique la philosophe Corine Pelluchon. Ils s'excusent d'exister et s'écartent du chemin qui peut mener au bien-vieillir. »
Et justement, qu'est donc ce « bien-vieillir » dont l'humanité cherche la formule depuis si longtemps ? Pas de recette, mais un axe de réponse : devenir capable de faire force de la faiblesse pour que le plomb de la maladie, de la déperdition, de la faiblesse et de la dépendance puisse se transformer en valeurs précieuses. Teilhard de Chardin parlait à ce propos de « diminutions positives », une belle formule qui associe les qualités d'attention, d'écoute, d'empathie, de patience, en souffrance dans l'ordinaire des jours.
La conversation d'un vieillard et d'un enfant peut être belle. À ce moment-là, le temps semble suspendu dans un présent chargé de vie. « Les vieux ont le temps d'aimer », disait Balzac. Le ralentissement de l'organisme impose en effet une certaine lenteur, qui est à la fois limite et vertu. Vertu de redécouverte de la saveur de l'instant, c'est le sens du mot sagesse désignant « ce qui a du goût », expérience du lâcher prise, de la mise à distance avec humour, d'une forme d'effacement qui peut étonnamment rayonner. Car c'est le paradoxe de la vieillesse que de pouvoir produire un regain de jeunesse, d'audace de pensée et de liberté d'esprit. Comme l'a joliment dit Félix Leclerc, « ce n'est pas parce que je suis un vieux pommier que je donne de vieilles pommes ».
Loin de nous, bien sûr, l'idée de fixer l'expérience de la vieillesse dans cette belle image. Elle peut être aussi une tragédie, un grand naufrage. Avec d'autant plus de probabilité que l'échange entre générations se réalise mal. Car c'est cet échange qui donne aux anciens une raison majeure de demeurer « vivants jusqu'à la mort ». Titre du beau dernier livre du philosophe Paul Ricoeur, décédé en 2005.
Jacques Le Goff
Professeur de droit public à Brest.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire