Les grands scandales de l'art :
Peinte dans un style réaliste et bien peu académique, la toile de Géricault a aussi été perçue, lors de son exposition en 1819, comme une œuvre polémique, contre la Restauration
En 1819, le Salon de peinture au Louvre s’ouvre le 25 août, jour de la Saint-Louis, fête du roi. Pourtant, écrit Le Journal de Paris, « une des grandes machines qui frappent d’abord tous les regards représente les horreurs d’un naufrage ». Et ses vagues déchaînées sont lourdes de critiques envers la monarchie.
Inspiré d'un fait divers
Théodore Géricault, à 27 ans, vient de « dégainer » son Radeau de la Méduse , une toile monumentale de sept mètres sur cinq ! Pour cette grande peinture d’histoire, il s’est inspiré avec une audace novatrice d’un fait divers lamentable : le naufrage de la frégate royale, La Méduse, au large du Sénégal, survenu en 1816, à peine deux ans plus tôt. Son commandant, Hugues Duroy de Chaumareys, un vieil émigré remis en selle par les Bourbons alors qu’il n’avait pas navigué depuis vingt-cinq ans, a laissé le navire s’échouer sur un banc de sable.
Après s’être promptement mis à l’abri sur une chaloupe, il a abandonné 150 hommes d’équipage sur un radeau de fortune qui va dériver pendant treize jours, avec des scènes épouvantables de meurtres et de cannibalisme. Lorsque le brick L’Argus vient enfin secourir les malheureux, il ne reste que quinze survivants à bord, dont cinq vont décéder peu après.
Le récit des naufragés, dont le chirurgien de la marine Savigny et le géographe Corréard, a fait scandale, comme le procès qui suit, car derrière l’impéritie du commandant, c’est la Restauration qui est en cause. Montrer un tel sujet au Salon ne peut que relancer la polémique. L’interdire aussi, en donnant au tableau une vraie publicité.
Une double et discrète censure
Avisé, le comte de Forbin, directeur du Louvre, accepte donc l’envoi de Géricault mais le soumet à une double et discrète censure. La toile est accrochée sous le titre anodin de « Scène de naufrage » et exilée pendant un mois « sur les hauteurs d’une cimaise ».
Malgré cela, la grande affiche de Géricault fait sensation au Salon, aimantant la foule. Curiosité morbide ? Le peintre, après les avoir dessinés, n’a pas voulu représenter sur sa toile les scènes les plus violentes de mutineries à bord du radeau ou de cannibalisme, que seule rappelle une hache sanglante. Il a préféré le moment où le navire sauveur, passant une première fois au large, poursuit sa route sans voir les naufragés (celui-ci reviendra plus tard). À peine perceptible, sa silhouette minuscule s’évanouit sur l’horizon. C’est un moment d’intense espoir… déçu. Qui tranche avec la morale édifiante des classiques peintures d’histoire.
Un réalisme exacerbé qui porte à polémique
Bien visibles, au premier plan gisent quatre corps morts, amaigris et livides. Le jeune Delacroix a posé pour celui de dos, au centre. Mais Géricault s’est aussi inspiré de vrais cadavres. Voisin de l’Hôpital Beaujon, il a fait venir dans son atelier des corps de la morgue, des fragments de membres, des têtes coupées, dont il a laissé deux toiles et des dessins. Il veut s’approcher de la vérité au plus près. N’a-t-il pas aussi représenté, sur son Radeau, dans le coin en haut à gauche, deux des rescapés eux-mêmes, Corréard et Savigny ? Or ce réalisme exacerbé choque.
« Il aurait pu être horrible, il n’est que dégoûtant ; c’est un amas de cadavres dont la vue se détourne », critique Pierre-Alexandre Coupin, au milieu d’une presse déchaînée. Pas moins de 37 articles liés au Salon de 1819 s’empoignent autour du tableau de Géricault. Sous couvert de débats esthétiques, le scandale tourne à l’affrontement politique.
Le journal d’opposition La Renommée prend la défense de l’artiste : « Quel mouvement, quelle verve dans ce grand tableau. » Alors que Le Drapeau blanc royaliste fustige son « ton blanc et noir, d’un effet bizarre, beaucoup au-dessous de la relation que tout le monde connaît ».
Et la Gazette de France, autre voix des ultras royalistes, renchérit : « Point de figures principales, point d’épisodes ; tout est ici hideusement passif ; rien ne repose l’âme et les yeux sur une idée consolante, pas un trait d’héroïsme et de grandeur (…) On dirait que cet ouvrage a été fait pour réjouir la vue des vautours. »
Le succès outre-Manche
Géricault tiendra sa revanche, à Londres, un an plus tard, où son tableau fera un tabac, recevant 20 000 visiteurs en un mois et une presse unanime. Outre-Manche, on n’était pas fâché de célébrer ce naufrage d’une frégate française partie reprendre le Sénégal à Albion après les traités de 1814 et 1815. Et le goût anglais se retrouvait dans ce pinceau fougueux, bien peu académique.
En France, il faudra attendre 1824 et la mort de Géricault pour que le pouvoir consente enfin, sous la pression du comte de Forbin, à acquérir la toile scandaleuse. Au grand dam du peintre Ingres, chantre d’une « peinture saine et morale », qui s’époumonait encore, des années plus tard : « Je ne veux pas de cette Méduse et de ces autres tableaux d’amphithéâtre, qui ne nous montrent de l’homme que le cadavre, qui ne reproduisent que le laid, le hideux : non, je n’en veux pas ! »
Sabine GIGNOUX
jeudi 19 août 2010
« Le Radeau de la Méduse », contre la royauté
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