mercredi 30 octobre 2013
L’ère des entreprises "hub" et des salariés nomades
Donner aux collaborateurs davantage de marge de manœuvre dans leur façon de travailler et de s’organiser est une tendance qui devrait s’imposer. Car tout le monde y gagne.
Ce vendredi matin, Julie Rieg, directrice des études du cabinet de prospective Chronos, n’est pas allée au bureau. Elle a travaillé tard la veille et a préféré troquer son temps de trajet contre trois quarts d’heure de sommeil supplémentaires : elle travaillera sur ses dossiers, mais de chez elle. Dans quinze jours, cette Parisienne d’adoption a prévu de partir se ressourcer en Alsace, sa région d’origine, pendant une semaine… Elle n’aura pas besoin de poser de vacances : là encore, elle «télétravaillera». Julie est peut-être le parfait exemple de ce qui nous attend demain. Un mode de fonctionnement et d’organisation flexible, adapté aux contraintes professionnelles et personnelles de chacun.
Télétravail généralisé. Le nomadisme tel que le pratique Julie est déjà courant chez les commerciaux et certains consultants. Mais, grâce aux nouvelles technologies, ce qui constituait une exception est en train de devenir la règle. Premier coin enfoncé dans le fonctionnement traditionnel de l’entreprise (des salariés tous réunis au même endroit, au même moment, sous les yeux de leur supérieur hiérarchique), le télétravail fait tomber les réticences à mesure qu’il se généralise. Aujourd’hui, 14% des salariés le pratiquent de façon formelle – via un avenant à leur contrat de travail – ou informelle. La moitié des entreprises du CAC 40 ont signé un accord sur le sujet : Air France, Alcatel-Lucent, Hewlett-Packard, HSBC, Canal+, L’Oréal, Capgemini, Accenture, Areva, Bouygues Telecom, Michelin, Renault, Axa, Orange, SFR ou, tout récemment, La Poste.
Productivité accrue. Si l’objectif affiché est d’offrir une meilleure qualité de vie au salarié – moins de transport, plus de calme qu’en open space –, les entreprises ont vite compris l’avantage qu’elles pouvaient elles aussi en tirer. «Les collaborateurs se montrent plus motivés, plus efficaces, et c’est un excellent outil pour les fidéliser», résume Eric Couté, chargé du télétravail chez Renault. D’ailleurs, 1 450 salariés de la firme au losange, soit 9% des métiers de l’ingénierie et du tertiaire (la population concernée par l’accord), ont opté pour cette formule de un à quatre jours par semaine. Selon certaines études, la productivité d’un télétravailleur serait supérieure d’environ 25%. «Le principal risque n’est pas que le salarié “bulle” sur son canapé, mais au contraire qu’il travaille trop, souligne Michel Barabel, professeur de management à l’université Paris-Est et auteur de “Manageor” (Dunod). La priorité pour les managers est de s’assurer que le collaborateur réussisse à décrocher de son poste.»
Pour répondre à cet appel à une flexibilité accrue, de plus en plus de sociétés proposent à leurs salariés de travailler dans des lieux annexes, plus faciles d’accès, qu’elles mettent à leur disposition. IBM, par exemple, compte sept télécentres répartis dans toute l’Ile-de-France. La moitié des 4.000 salariés du siège de Bois-Colombes y aurait régulièrement recours. Renault, de son côté, a ouvert depuis peu des «business centers» au sein de ses différents sites. «Certains collaborateurs sont souvent en déplacement, explique Eric Couté. L’idée est de leur offrir une salle dans laquelle ils peuvent s’installer lorsqu’ils ne sont pas sur leur lieu de travail habituel.»
Trajets studieux. Autre formule en plein essor, les espaces de «coworking», du type La Cantine, La Ruche ou Soleilles Cowork. Ces lieux ne sont plus réservés aux seuls travailleurs indépendants en mal de sociabilité. «De plus en plus d’entreprises les envisagent comme des lieux d’accueil potentiels pour leurs salariés, confirme Frantz Gault, directeur général de LBMG Worklabs (cabinet spécialisé dans le nomadisme). Mais le modèle économique reste à trouver : payer pour ses propres locaux, en louer d’autres et prendre en charge les frais des collaborateurs en télétravail, cela fait beaucoup.» Dans les faits, ce sont les moyens de transport – bus, métro, train… – qui deviennent les «tiers lieux» (ni locaux de l’entreprise ni domicile) privilégiés des salariés : ils sont en effet de plus en plus nombreux à profiter du temps de trajet pour travailler. «On pourrait imaginer, à terme, que l’entreprise considère le temps de transport comme un temps de travail à part entière», propose Julie Rieg, de Chronos.
Moins de hiérarchie. Il n’y a pas que les murs de l’entreprise qui tombent. Les barrières hiérarchiques aussi tendent à s’effacer. Google France est, en la matière, un cas d’école. La plupart des services sont éclatés sur plusieurs lieux, ce qui modifie en profondeur les relations de travail. «A Paris, la moitié des 500 salariés ont leur manager fonctionnel dans un autre pays, en Allemagne, en Angleterre ou aux Etats-Unis, décrit Dorothée Burkel, la DRH. Le principe, c’est la confiance a priori. Il est donc impératif que les collaborateurs soient responsabilisés.» Les objectifs sont fixés chaque trimestre par le manager au cours d’une réunion qui rassemble physiquement tous les membres de l’équipe. Et chaque semaine, un point individuel avec le collaborateur – en tête à tête ou par vidéoconférence –permet d’évoquer les difficultés rencontrées. Autre particularité qui pourrait, d’ici à quelques années, devenir la règle : les managers sont eux-mêmes évalués par leurs équipes, qui vont noter, par exemple, leurs qualités d’écoute ou leur capacité à les faire évoluer.
Leaders "fonctionnels". «Dans tous les secteurs, on voit émerger des organisations plus plates qu’auparavant, avec des organigrammes réduits et une autonomie accrue accordée aux salariés», observe Isaac Getz, professeur de leadership à l’ESCP Europe. Rien qu’en France, on dénombre une quinzaine d’entreprises qui ont fait de la responsabilisation des salariés leur nouveau credo : l’équipementier automobile Favi, la biscuiterie Poult… «Attention, l’absence de manager ne signifie pas qu’il n’y a personne pour coordonner l’activité ou encadrer l’équipe, précise Isaac Getz. Mais ce leader est “fonctionnel” et, bien souvent, désigné par l’équipe elle-même.»
IMA Technologies, un centre d’appels de 400 personnes situé près de Nantes (lire l’encadré page 51), a fait sa révolution il y a un an et demi : un niveau hiérarchique a été supprimé, et si le terme «manager» n’a pas encore disparu du vocabulaire, dans les faits, tous ses attributs ont été abandonnés. Exit les places de parking réservées et les grands bureaux fermés. Terminé également le contrôle de l’information : des rapports financiers aux notes de frais des salariés, tous les documents de l’entreprise sont désormais affichés dans les couloirs. Enfin, fini, le «flicage» des collaborateurs. «Je considère que, sur un plateau d’appels, les conseillers clientèle sont les mieux placés pour régler les questions opérationnelles qui relèvent de leur activité», explique Christophe Collignon, directeur général de l’entreprise depuis treize ans.
Mode projet. Autre évolution qui pourrait, elle aussi, s’imposer de plus en plus à l’avenir : le fonctionnement en mode projet. Chez IMA Technologies, il a été généralisé : en plus de son activité, chaque salarié participe à des «groupes d’innovation». Il en existe 40, qui traitent de questions aussi bien externes (les nouveaux produits à développer…) qu’internes (leurs travaux ont débouché en juin dernier sur un accord de télétravail, y compris pour les téléopérateurs). «Un de nos conseillers a, par exemple, piloté la mise en place d’une nouvelle offre – une formation à la relation client – pour les entreprises. Cette activité va générer 500 000 euros de chiffre d’affaires dès cette année, s’enthousiasme le directeur. En temps de crise, faire fonctionner 400 cerveaux au lieu d’un seul, c’est loin d’être un luxe.»
Travail à distance, généralisation du mode projet, fin de l’obsession de la présence du salarié sur le lieu de travail, rapport à la hiérarchie plus décomplexé… Pour les experts, pas de doute, les modes d’organisation comme les façons de travailler vont devenir de plus en plus souples. «C’est obligatoire, car le modèle traditionnel est en bout de course, analyse Michel Barabel. Il ne répond ni aux impératifs d’innovation et de performance des entreprises, incapables de sortir de la crise, ni aux exigences des nouvelles générations de salariés qui souhaitent davantage de liberté et une meilleure prise en compte de leur vie privée… Sans oublier le problème des temps de transport entreprise-domicile, qui ont tendance à s’accroître constamment.» Frantz Gault, de LBMG Worklabs, se risque à une hypothèse : «L’entreprise de demain sera une sorte de hub, un lieu de convivialité où les salariés viendront deux ou trois fois par semaine pour participer à des réunions d’équipe, gérer des dossiers en commun, prendre un café entre collègues ou, tout simplement, profiter de la salle de sport.» Mais les autres tâches se feront ailleurs.
Laure Cailloce
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