TOUT EST DIT

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dimanche 23 décembre 2012

Le déclin de la presse, un bon polar


New YorkPete Hamill est un journaliste célèbre. Le genre de "canardier" haut en couleur dont les articles et les coups de gueule ont marqué l'histoire de la presse. Jeune chroniqueur pendant la guerre du Vietnam, puis moins jeune au moment du 11-Septembre, en 2001, il a vu passer bien des présidents et couvert quelques-uns des événements les plus marquants des cinquante dernières années. A l'ancienne : en prenant des notes de terrain sur un carnet, puis en envoyant des articles qui ont été publiés - d'abord dans le New York Post, ensuite dans le New York Daily News. Ces deux tabloïds existent toujours et peuvent même se flatter de tirages qui feraient pâlir d'envie plus d'un quotidien européen. Pourtant, leur avenir est incertain. Comme dans le monde entier, la concurrence d'Internet fait vaciller le papier.

Pour un homme de l'imprimé, ce changement d'époque est un véritable séisme. La fin d'un monde, de toute une atmosphère, de certaines pratiques professionnelles et d'une relation particulière au lectorat. Même si Pete Hamill n'est pas assez naïf, ou pessimiste, pour considérer qu'il s'agit de la fin du monde. En journaliste accompli, il a plutôt décidé de tenir ce bouleversement pour ce qu'il est - ou du moins pour ce qu'il est aussi : une excellente histoire. Faisant feu de tout bois, il l'a donc utilisé comme toile de fond d'un excellent roman policier, Tabloid City, qui vient d'être traduit en français chez Balland.
OBSERVER LE MONDE
"La fiction et le journalisme ne sont pas des expériences totalement dissemblables. Il y a des différences de forme et de regard, bien sûr, mais certains outils de base, certains ressorts narratifs, certaines façons d'observer le monde peuvent être utilisés dans les deux genres." Pete Hamill reçoit à Tribeca, vers le bas de Manhattan, dans un appartement complètement envahi par les livres. Ici, une bibliothèque hispanophone (il a longtemps vécu à Mexico), plus loin, des auteurs français et, là-bas, le rayon russe. A force, l'espace a été grignoté par les étagères, les papiers, les bureaux. Lui travaille sur la table de la salle à manger, pendant que sa femme Fukiko, journaliste elle aussi, occupe un espace près de la porte d'entrée. Son premier roman, un thriller déjà, Pete l'a publié en 1968 (A Killing for Christ)"A un moment donné, explique-t-il, on atteint un certain niveau de savoir-faire, et on veut savoir jusqu'où va le talent."
Tabloid City est son seizième livre. Et Sam Briscoe, son personnage central, un vieux journaliste dont le profil n'est pas sans ressemblance avec celui de l'auteur. 71 ans (contre 77 pour Hamill), du charisme, une décontraction pleine d'élégance et beaucoup de passion derrière un air las. Rédacteur en chef d'un tabloïd, The New York WorldBriscoe sert de pivot à une intrigue qui croise plusieurs trajectoires. Celle d'un jeune islamiste radical qui menace de se faire exploser en pleine ville, mais aussi celles d'un vétéran d'Irak, d'un flic tiraillé entre son amour de père et son devoir professionnel ou d'une mère de famille au chômage.
Traversé par l'Histoire (celle du 11-Septembre, de la montée de l'islamisme, de l'immigration clandestine et de la pauvreté), Tabloid City n'est pas seulement une extraordinaire plongée dans l'intimité d'une ville que l'auteur connaît par coeur. C'est aussi le livre d'un homme habitué à respirer l'air du temps, à vivre au rythme tempétueux de l'actualité. Pour ne pas se laisser aller à ses automatismes dereporter, il s'oblige d'ailleurs à écrire d'abord à la main, avant de passer à l'ordinateur. Mais les passions sont tenaces, et c'est un journaliste qui tient la narration. Le tout sur fond de crise de la presse : en cours de récit, le journal de Briscoe va passer du papier au Web, pour cause de crise économique. Le nom de ce nouveau média ? Theworld.com.
Les causes sont connues : prix du papier, de l'impression, du transport, contre légèreté des coûts de fabrication du côté d'Internet. A cela s'ajoutent les responsabilités de la presse elle-même, qui n'a pas toujours su se renouveler"Si c'est pour faire de la télé imprimée, comme l'ont fait certains tabloïds, alors le papier ne sert à rien", constate Pete Hamill. Bien avant Internet, la presse new-yorkaise avait vu se lever la concurrence de la télévision. Jusqu'aux années 1960, Le Daily News tirait à un million d'exemplaires en semaine, trois millions le dimanche. "Quand les chaînes se sont mises à donner de l'information locale, les journaux ont perdu l'avantage."
Et maintenant ? Pete Hamill ne croit pas à la disparition du papier. "Il va continuerd'exister à côté du Web, comme les boîtes manuelles ont continué en parallèle des automatiques. En empruntant les mêmes routes." Certains journaux imprimés seront forcément remplacés par de grands sites. "Il est probable que, dans les cinq ou dix ans, les journalistes du Web vont se professionnaliser. Ils apprendront à vérifier l'information, ils seront mieux édités et on cessera de penser que le Web n'est qu'un grand blog. " Pour cela, il faudra les payer décemment, ce qui n'est pas toujours le cas sur le Net. "Le journalisme, ça ne peut pas être un hobby, explique celui qui donne des cours à l'université de Columbia. Un bon reporter coûte cher. On ne peut pas envoyer quelqu'un en Afghanistan avec 15 dollars dans sa poche."
Lui sait de quoi il parle. Son "premier job dans la presse", il l'a occupé gamin. Il était, raconte-t-il, "le premier Américain de la famille". Des parents venus d'Irlandedu Nord dans les années 1920, six frères et soeurs plus jeunes, une enfance pauvre à Brooklyn - ce quartier où il n'a "plus les moyens" d'habiter, prétend-il en riant. A l'époque, il distribuait le Brooklyn Eagle, journal local, dans les boîtes aux lettres. "C'était un monde de l'écrit, pas de la télévision." Dans les tabloïds que lisaient les voisins, des juifs, des Italiens, des Irlandais, on parlait un peu de la guerre et beaucoup de sport. Son père n'était guère lettré, mais sa mère, elle, tenait la lecture en grande estime.
Il en est resté à Pete Hamill une passion pour la littérature. Et la certitude qu'on est meilleur en tout quand on a lu Madame Bovary. Plus, bien sûr, le goût du bon récit, sans lequel il n'y a pas de bon journaliste. Des histoires, il en a entendu des centaines au fil de ses reportages. Celles qu'il ne pouvait vérifier, donc pascoucher dans les colonnes du journal, il s'en servait parfois pour alimenter ses romans. Les autres sont un trésor de guerre qui a fait sa réputation et lui a ouvert les yeux sur la complexité des choses.
GUERRE DE LA LANGUE
Comme cette fois où il se trouvait dans un bar, à Saïgon, en 1966. Le juke-box jouait Edith PiafNon, je ne regrette rien. En anglais. Au fond de la salle, deux Français, accompagnés de trois demoiselles vietnamiennes très maquillées. Soudain, ils se lèvent et, d'un air de défi, entonnent Piaf. En français cette fois. "Il y avait quelque chose de Casablanca dans l'atmosphère", se souvient Pete Hamill, en faisant référence au film de Michael Curtiz. Quelque chose qui remontait du passé, derrière cette guerre de la langue. C'était comme un avertissement : les Français avaient été défaits à Dien Bien Phu et ils semblaient nous dire : "Vous êtes sûrs de vous, mais vous aussi, vous allez perdre."
S'il a un conseil à donner à ses étudiants, c'est de sortir, d'aller prendre l'air. Rien de mieux pour comprendre de quoi le monde est fait. "Les jeunes journalistes ont tendance à rester derrière leur ordinateur, comme si on trouvait tout sur le Web." Il esquisse un geste, du bout des doigts. "Je leur dis : Attention, ce n'est pas le piano qui fait la musique, c'est Mozart. Utilisez vos cinq sens, savourez le monde, vivez-y." Evidemment, l'époque est aux restrictions budgétaires. Les voyages coûtent cher, et on ne déplace pas facilement les reporters "pour voir". Quand on les envoie quelque part, c'est que l'on sait à peu près ce qu'ils vont trouver.
Pourtant, rien de mieux que les routes à l'écart. Le meilleur exemple, c'est l'article qu'a écrit l'un de ses amis à l'occasion de la mort de John Kennedy. Pendant que les reporters du monde entier se bousculaient le long du cortège, lui est allé voir le fossoyeur. Et c'est au bord de la tombe qu'il a puisé l'un des articles les plus forts à paraître ce jour-là. Encore faudra-t-il qu'il en reste, de ces apprentis journalistes. A Columbia, leur nombre baisse un peu ces derniers temps. Pas étonnant, souligne Pete Hamill : les études coûtent cher, et à la fin ils ne sont pas sûrs detrouver du travail. Tout de même, c'est un beau métier. Pete Hamill l'a pratiqué sans interruption depuis 1960 jusqu'à sa retraite tardive, il y a seulement trois ans. Est-ce que cela lui manque ? "Bof, pas tellement... juste trois ou quatre fois par jour !"

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