TOUT EST DIT

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dimanche 7 novembre 2010

Le regard de Michela Marzano

Philosophe, professeur des universités à Paris-Descartes, éditorialiste à La Repubblica, Michela Marzano travaille dans le domaine de la philosophie morale et politique. Elle a publié de nombreux ouvrages sur l’éthique du corps humain, de la sexualité et de la médecine. Son dernier livre, Le Contrat de défiance (Grasset), creuse la relation entre l’individu et la société par temps de crises, de la banqueroute de Law, en 1720, aux subprimes.

Le mythe du "mâle"
Silvio Berlusconi s’amuse. Un an après le scandale Noemi, le président du Conseil italien est de nouveau mêlé à une affaire de mineure. Il vient d’intervenir pour faire sortir de prison une jeune Marocaine, Ruby, arrêtée pour vol, mais qui avait le privilège de "connaître" le Cavaliere. Cette fois-ci, Berlusconi est fier de son acte. Sourire aux lèvres, il avoue, en plein sommet européen à Bruxelles: "J’aime les femmes […]. J’ai une vie qui réclame des efforts surhumains […]. De temps à autre, je ressens le besoin d’une soirée de détente, comme thérapie mentale, pour vider mon cerveau de tous ces soucis."

En France, ce genre de propos scandaliserait la plupart des gens, d’autant que Berlusconi persiste et signe, en ajoutant: "Mieux vaut aimer les jolies filles qu’être gay." En Italie, hélas, les réactions sont étonnantes. Beaucoup d’hommes admirent ce machisme décomplexé. Combien voudraient être à sa place et prendre du bon temps… La vision de la femme-objet nourrit leurs fantasmes. Selon une formule consacrée, "Berlusconi dit tout haut ce que d’autres pensent tout bas"...

Le Cavaliere le sait et il en joue. Ne nous trompons pas. Ses sorties fracassantes ne sont pas des gaffes, comme on le croit trop souvent de l’autre côté des Alpes. Elles s’inscrivent généralement dans un plan médias bien calculé. Flatter par le bas. Exalter les instincts les plus primaires. Pousser les hommes à s’assumer en tant que "mâles". Belle régression vers un modèle de société patriarcal où l’homme (hétérosexuel, bien sûr) est aux affaires, tandis que la femme reste le "repos du guerrier". Sois belle et tais-toi.
Le pays des secrets
L’affaire Woerth-Bettencourt ne passionne pas que les Français. J’étais la semaine dernière en Vénétie quand une amie de La Repubblica évoquait ces vols d’ordinateurs chez certains journalistes chargés du dossier. Bien sûr, chez nous, au fameux "pays des mystères", rien ne nous étonne. Qui peut rivaliser avec nos mégascandales d’Etat (loge P2, Gladio, etc.) ? Mais on est toujours étonné des secrets de nos voisins.

Ce qui est frappant, dans cette histoire Bettencourt, c’est qu’il a suffi d’écouter secrètement une richissime octogénaire pour que jaillisse aussitôt une cascade de problèmes politiques. Heureusement que tous les enfants de milliardaires ne sont pas en procès contre leurs parents. Qui sait ce qu’on découvrirait sur le fonctionnement de la société?

L’affaire Woerth-Bettencourt commence à avoir un petit parfum de scandale "à la française". Elle emprunte à la fameuse affaire du collier de la Reine cette révélation sur le train de vie fastueux des grands, bijoux et faveurs hier, îles privées et paradis fiscaux aujourd’hui. Et on pourrait s’amuser à poursuivre les comparaisons. Passons…

C’est surtout la gestion de l’affaire par le parquet de Nanterre, jusqu’à la semaine dernière, qui intrigue, tout au moins vue d’Italie. En général, on pense toujours que la France fait mieux que nous. C’est souvent vrai. Pourtant, en Italie, le parquet est totalement indépendant du ministère de la Justice. Les procureurs n’ont pas de comptes à rendre au pouvoir. Ils ont donc moins de pression pour classer "sans suite" certaines affaires délicates. Est-ce ce qui explique que la Péninsule est le pays de tous les scandales? Churchill disait déjà que "l’Italie est un pays de beaucoup de mystères et de peu de secrets". A l’inverse, la France serait-elle un pays de peu de mystères mais de beaucoup de secrets?
Aveuglement
Les petites affaires finissent toujours par occulter les grandes. Trente millions d’emplois! D’après le FMI, ce serait le coût social de la crise dans le monde. Le chiffre, annoncé cette semaine, est passé presque inaperçu. C’est pourtant pas mal comme prix à payer pour les plaisanteries de quelques financiers irresponsables qui ont poussé des pauvres (qui n’avaient souvent rien demandé) à s’endetter à outrance pour dégager des marges importantes et se gaver de bonus.

Mais que faisait en Europe ou aux Etats-Unis la gauche "blairiste" ou "clintonienne" quand elle a été au pouvoir pendant ces vingt dernières années? Comment s’étonner que les gens n’y comprennent plus rien? On pense à ce vers de Milton: "Les mêmes qui ont ôté ses yeux au peuple lui reprochent d’être aveugle."

Vérité
Ainsi donc, il n’y a pas qu’en Europe que la crise finit par profiter à ceux qui l’ont provoquée. La victoire des républicains aux élections de mi-mandat peut surprendre à première vue, quand on pense que certains de leurs leaders se sont empressés d’annoncer qu’ils voudraient revenir sur la réforme du système de santé et la loi sur la régulation de la finance. Par exaspération, le peuple américain aurait-il remis son avenir (et le nôtre) dans les mains de ceux qui l’ont mené vers le précipice?

Mais, après tout, Obama n’est-il pas, lui aussi, responsable d’avoir créé de trop grandes espérances, nourrissant par là même des déceptions encore plus fortes? En France, où on aime le volontarisme politique, on s’était enthousiasmé pour le "Yes we can" de sa campagne. Mais c’est justement cette illusion d’un "tout est possible" qui crée la frustration et le ressentiment lorsque les résultats tardent à venir.

Or, nécessairement, face à une crise de l’ampleur de celle que nous connaissons – 10% de chômeurs aux Etats-Unis, des classes moyennes au bord de la misère –, il faudra des années, comme il en a fallu à Roosevelt, pour redresser la barre. La crise est d’autant moins terminée en Occident qu’elle a débouché sur un basculement inédit du centre du monde vers l’Orient.

Personne n’a évidemment envie d’entendre ce genre de discours. On préfère rêver aux lendemains qui chantent. Mais c’est une stratégie à courte vue. Obama lui-même est en train de le comprendre. Il aurait même dit récemment: "Yes we can, mais cela ne va pas arriver en une nuit." Enfin…
En période de crise, un discours de vérité finit toujours par payer. Le mot de Raymond Aron – "l’Histoire est tragique" – redevient plus que jamais d’actualité. Les politiques peuvent-ils espérer que les vendeurs de vent en marketing qui les entourent le leur rappellent?

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