vendredi 29 octobre 2010
Les médecins confrontés à l'explosion des connaissances
Plus de 500.000 communications scientifiques sont publiées tous les ans dans les journaux médicaux du monde entier. Vue sous une loupe plus puissante, cette production paraît invraisemblable. Toutes les minutes, une information concernant le monde de la santé sort des laboratoires publics ou privés de la planète. Ces résultats ne sont pas tous de même niveau, loin s'en faut. La quasi-totalité n'apporte rien de neuf. Ce sont des redites moulinées par des ordinateurs sans génie reprenant des travaux connus. Un cran au-dessus, on trouve environ 10.000 données originales, potentiellement porteuses de progrès importants. Le dessus du panier est riche d'environ un millier de pépites en or massif, soit près de trois par jour. Ces percées majeures, ou « major breakthrough », sont des vedettes en puissance et produisent deux effets principaux. Elles déclenchent instantanément l'appétit des industriels de la pharmacie et retiennent l'attention des associations de patients. Les premiers tablent sur leur profil de « blockbuster », alors que les seconds y voient une source de traitements plus efficaces. Au total, l'impact de ce torrent innovateur se résume par un raccourci choc : le savoir médical produit en une seule journée dans le monde dépasse la capacité d'absorption de toute une vie d'un honnête médecin généraliste.
Cette explosion des connaissances débouche sur un étonnant paradoxe : le progrès va trop vite pour les professionnels de santé et pas assez pour les malades. Les premiers ont du mal à suivre le mouvement, alors les seconds demandent à bénéficier sans délai de toutes les techniques de pointe. Entre les prescripteurs et les bénéficiaires, les autorités de santé voient monter l'addition avec inquiétude. Résultat, elles imposent aux uns et aux autres une régulation basée sur la mesure de l'efficacité des traitements et de leur service médical rendu. Au risque de mécontenter tout le monde. Certains médecins aux avant-postes de la recherche scientifique estiment que la régulation est une forme de rationnement privant les malades de traitements expérimentaux dont l'efficacité a été démontrée par des essais cliniques incontestables. Chez les associations de patients, on s'inquiète d'une autre iniquité qui devient de plus de plus en flagrante : les citoyens sont de moins en moins égaux face au savoir médical.
Pour certaines maladies infantiles, cette inégalité se transforme en errance thérapeutique, véritable cauchemar des parents cherchant pendant des années le bon spécialiste qui fera le bon diagnostic pour leur enfant. Bref, l'accès à une prise en charge juste et rapide devient un des critères de mesure des systèmes de santé. Réunis récemment à Chamonix dans le cadre de la convention CHAM, les professionnels de la santé se sont demandé comment accompagner cet hyperchoix lié à l'émergence de la « médecine personnalisée ». Un monde déroutant où les patients en savent plus que les généralistes et parfois autant que les meilleurs spécialistes, grâce aux forums Internet. Aux Etats-Unis, l'Association of Cancer Online Resources (Acor) préfigure ces nouvelles relations « d'égal à égal » entre soignants et soignés. « 50.000 patients travaillant ensemble vont plus vite que dix experts réunis », résume Gilles Frydman, fondateur de l'association. Ce Franco-Américain se présente comme l'avocat d'un concept au nom évocateur : « la médecine participative ».
Face à ces changements, la France est dans une situation singulière, essentiellement pour des raisons culturelles. « Il n'existe rien entre les infirmières à bac + 3 et les médecins à bac + 12 » résume le professeur Guy Vallancien, qui préside le CHAM. En d'autres termes, les médecins continuent de s'opposer à la délégation de responsabilité, courante dans le monde anglo-saxon, ainsi qu'à l'existence d'infirmières de première ligne de niveau bac + 6 à responsabilités étendues. Plus grave encore, seulement un quart d'entre eux se déclarent prêts à accepter l'évaluation des savoirs et l'obligation d'accréditation, courantes dans d'autres pays. « Il y a un hiatus considérable entre ce que nous faisons et les besoins de la société », reconnaît Guy Vallancien.
L'arrivée massive de la biologie va accentuer ces déséquilibres. Malgré des risques de dérive évidents, l'analyse génétique va devenir un exercice banal et le complément naturel et bon marché du diagnostic et du suivi médical. « Mais le médecin ne pourra pas prendre en compte tout le savoir de la génomique qui va arriver », estime l'économiste de la santé Victor Rodwin, professeur à l'université de New York. En fait, alors que le génome délivre des informations transversales à tout l'organisme, la médecine continue de fonctionner en silos verticaux peuplés de spécialistes qui se disputent leurs patients. « Le génome va devenir une sorte de commodité. C'est la fin des spécialistes d'organe », prédit Laurent Alexandre, spécialiste en génomique et fondateur du site Doctissimo.
Les médecins accepteront-ils cette évolution et les changements de comportement qu'elle induit ? Nombre d'entre eux continuent de regarder avec distance ces cyberpatients qui « en savent trop ». Pourtant, les enquêtes montrent que les malades qui « savent ou croient savoir » s'en sortent mieux que les autres. Soit parce qu'ils connaissent les lieux où il ne faut pas se faire soigner, soit parce qu'ils se prennent mieux en charge ou se sentent soutenus dans les forums de discussion. Pour Gilles Frydman, très agacé par l'arrogance persistante du monde médical, les jeux sont presque faits . « Aux Etats-Unis, on compte 100.000 personnes qui meurent tous les ans dans les hôpitaux à cause d'un mauvais diagnostic ou faute de soins adéquats. A ma connaissance, on ne compte pas un seul mort dû à Internet. Cela va entraîner une transformation profonde du rôle du médecin. »
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