TOUT EST DIT

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mardi 24 août 2010

MAYFAIR, paradis londonien pour milliardaires

Délimité par Oxford Street, Piccadilly, Hyde Park et Regent's Street, le quartier est devenu le pied-à-terre britannique de l'élite argentée du monde. Un phénomène accentué par la multiplication des fortunes dans les pays émergents. Les « hedge funds » s'installent dans le sillage des riches riverains.
Robin Birley traverse les pièces délabrées d'un pâté de maisons qu'il a racheté près de Shepherd Market. Nous sommes en plein Mayfair, ce quartier historique de Londres, où le passant lèche les vitrines des galeries d'art, des vendeurs de yachts ou de Ben-tley, en croisant sans le savoir milliardaires russes, saoudiens ou le gratin des « hedge funds » basés en Europe. Robin est le fils de Mark Birley, l'Anglais qui a monté à Londres en 1963 Annabel's, le seul night-club où la reine soit jamais sortie, où les Beatles furent les premiers, et pendant longtemps les seuls, autorisés à ne pas porter de cravate. Elégant, affable, un cigare à la main - « Lucy, voulez-vous amener un bon cigare à Charlie ? », demande-t-il sur son BlackBerry à l'intention de Charlie Methven, son agent tiré à quatre épingles -, il explique qu'il veut ouvrir son propre club à la fin de l'année prochaine.

Le nom n'est pas définitivement choisi. Peut-être « Rupert's », en hommage à son frère disparu dans une rivière du Togo. Ou « Loulou », en référence à sa cousine Loulou de la Falaise, qui fut une muse d'Yves Saint Laurent. « Elle est tellement glamour ! », s'enthousiasme-t-il. En 2007, les déchirements de la famille avaient conduit à la vente d'Annabel's. Aujourd'hui, Robin Birley aimerait que son clan règne à nouveau sur la vie sociale de Mayfair. En modernisant la formule de son père. « La clientèle sera 100 % internationale, sinon, ce n'est pas viable économiquement, explique-t-il. Ce sera un club anglais parce que c'est ce qu'aiment les nombreux étrangers de Londres, mais les Anglais représenteront moins de la moitié de la population. » Tout un symbole…
Les Anglais devenus minoritaires

Pour Paul Morand, dont le magnifique portrait de Londres, en 1933, fut un best-seller, Mayfair était « moins un quartier qu'une manière d'être, une façon d'envisager la vie, de savoir tenir son parapluie à la main toute l'année, de ne pas reconnaître quelqu'un qui ne vous a été présenté que quatre ou cinq fois, de garder son chapeau melon jusqu'en juillet, après le match d'Eton contre Harrow, d'avoir l'accent d'Oxford et de ne pas terminer ses phrases. » Délimité par Oxford Street, Piccadilly, Hyde Park et Regent's Street, le quartier est toujours, aujourd'hui, une façon bien particulière « d'envisager la vie ». En se vêtant de préférence des plus grandes marques internationales, en garant en double file, devant la boutique Prada, sa Lamborghini immatriculée au Qatar ou à Dubaï, et transportée par avion-cargo pour quelques jours. Ou encore en occupant quelques semaines par an sa luxueuse maison payée 20 millions de livres, gagnées à la faveur de quelques privatisations russes… Sur Bond Street, l'avenue Montaigne de Londres, Morand ne verrait plus de devantures où sont exposés « des jambons de haute époque, vieux Yorkshire ou Suffolk, noirs ou ambrés comme des stradivarius ». Même si on peut encore admirer des faisans pendus par le cou, sur Mount Street, dans la vitrine du vieux boucher Allens…

Le décor de Mayfair reste parfaitement anglais, tout comme une partie de ses moeurs. Mais les Anglais sont devenus une minorité et ce quartier est devenu le pied-à-terre britannique de l'élite argentée du monde. Comme Monaco peut l'être dans le sud de la France. Les résidents le disent : ici, tout a changé à partir des années 1980 et 1990. « Mayfair a toujours attiré les anglophiles du monde entier, explique Charlie Methven. Mais les étrangers d'aujourd'hui vivent à côté des autochtones, sans forcément chercher à les rencontrer », poursuit-il. Un phénomène qui s'est clairement accentué avec l'accélération de la mondialisation et la multiplication des fortunes dans les pays émergents. La mutation se poursuit aujourd'hui à grande vitesse. En dépit de la crise financière, les agents immobiliers rapportent tous que les fortunes du monde émergent se ruent -en payant cash -sur l'immobilier de luxe de Londres, comme sur celui de New York et d'ailleurs. « Le quartier a retenu sa respiration pendant trois mois au premier trimestre 2009, après la crise de Lehman Brothers, c'est tout », raconte un Français qui a créé son « hedge fund » et l'a basé à Mayfair. Difficile de dire si les Britanniques nourrissent du ressentiment vis-à-vis de cette haute société étrangère qui acquiert leurs plus beaux hôtels particuliers et même leurs territoires de chasse, à la campagne. « Les Anglais aiment faire affaire avec elle, mais, socialement, c'est une autre histoire… », constate Marianne Scordel, dont le bureau Bougeville conseille les « hedge funds » à Londres.

Aussi irréel que soit ce quartier, Mayfair est administré comme tous les autres « boroughs » (bourgs) de Londres. Il est rattaché à Westminster. Un de ses représentants, Jonathan Glanz, promène sur ce petit paradis pour milliardaires un regard amusé par la diversité de la population… et des problèmes à régler, de la simple fuite d'eau aux projets immobiliers pouvant atteindre plusieurs centaines de millions de livres. « Dans tout Westminster, en gros le centre de Londres, plus de 55 % des résidents sont nés à l'étranger, note Jonathan Glanz. Ici, la proportion est encore plus élevée : dès que quelqu'un fait fortune quelque part dans le monde, il veut s'offrir une résidence à Mayfair où il se sentira libre de dépenser son argent avec des gens qui lui ressemblent. » Il y a environ 2.500 inscrits sur les registres électoraux, soit une population résidente de 6.000 personnes, « en comptant les enfants et les domestiques » des Philippines ou d'ailleurs, qui ne peuvent voter. Si, dans la journée, le quartier vibre de 100.000 personnes qui viennent y travailler -dans les commerces, les « hedge funds » mais également les sièges sociaux des grandes entreprises qui étaient là avant eux, comme l'éditeur de magazines américain Condé Nast ou la multinationale de la bière SABMiller -la petite taille de la population se ressent le soir. La plupart des rues se vident, les immeubles s'éteignent en fin d'après-midi et ne brillent qu'aux vitrines qui décorent leurs rez-de-chaussée. Mayfair fait semblant de dormir…
Extravagances immobilières

L'extravagance est courante en matière immobilière, même si le quartier appartient formellement aux deux tiers à Grosvenor Estate, la société du duc de Westminster, une bizarrerie du marché immobilier anglais qui disparaît petit à petit. Il reste quelques institutions austères comme la secrète résidence Albany, un havre de célibataires qui a abrité le poète lord Byron, le très important Premier ministre William Gladstone ou, dans les années 1960, l'acteur Terence Stamp. Dans les couloirs de cette bâtisse entre Piccadilly et Saville Row qui n'accueille les femmes qu'avec réserve, on se croirait dans un lycée en France. Mais les grandes fortunes d'aujourd'hui ne résistent plus au confort moderne. « Je me suis aperçu en allant à un rendez-vous que toutes les maisons d'une rue au nord de Berkeley Square avaient chacune leur piscine en sous-sol », raconte un autre gérant de « hedge fund » français. Aucun doute possible : si un fonds du Qatar rachète comme prévu l'immeuble moderniste de l'ambassade des Etats-Unis sur Grosvenor Square pour le transformer en hôtel, le décor sera soigné. Comme devrait l'être celui du centre commercial racheté par le même émirat en face de Selfridge's, le Bon Marché londonien, sur Oxford Street.

Le plus saugrenu dans le microcosme de Mayfair est peut-être la présence de logements sociaux, dont les habitants -ironie du sort -sont bombardés de prospectus leur proposant de devenir titulaires de la carte Platinum d'American Express. Près de la résidence où le couturier Alexander McQueen vient de se suicider, Jonathan Glanz tend son bras vers deux immeubles identiques, au bord de la centrale électrique du quartier, magnifiquement masquée par une terrasse en brique. « D'un côté, un deux-pièces vaut 1 million de livres, de l'autre, ces mêmes appartements sont loués pour 80 livres par semaine », fait-il observer. Pas évident, pour ces bénéficiaires de prestations sociales, de faire leurs courses quand le moindre vendeur de vins propose des crus à 20.000 livres.

La richesse des riverains fait partie des raisons pour lesquelles les « hedge funds », ces fonds censés être plus rusés dans leurs investissements que les sicav pour simples salariés, se sont installés à Mayfair. Ce gérant ne s'en cache pas : « Entre mon bureau et le Ritz où logent mes clients, il y a Bond Street, où leurs compagnes claquent leur argent pendant que je suis en rendez-vous avec eux », explique-t-il. Pour être crédible auprès de cette clientèle, les « hedge funds » qui se lancent louent parfois le décor de leurs bureaux. Cela leur permet d'afficher des oeuvres d'art. « Cela veut dire que vous êtes assez riches et "successful" pour devoir défiscaliser », décode un financier. Les « hedge funders » se reconnaissent dans les rues, où ils se croisent lorsqu'ils marchent vers leurs rendez-vous dans les grands hôtels alentour. Ils peuvent également tomber sur les dirigeants des grandes entreprises qui enchaînent les rendez-vous dans Mayfair, après s'être rodés la veille dans la City auprès des gérants de fonds classiques, pas assez « sophisticated » pour les financiers de haut vol de Mayfair…
Un lieu idéal pour coureurs d'aventures

Mais le quartier vit aussi la nuit. Un homme, Richard Caring, symbolise à lui seul le Mayfair « by night ». Du Caprice au Ivy, en passant par Scott's et le Harry's Bar, devant lequel la mairie a installé, à son grand désarroi, une station du très récent Vélib' londonien, celui qui s'est lancé dans la haute société en 2005 en organisant un gigantesque bal costumé à Saint-Pétersbourg pour une association de charité étend son empire de semaine en semaine. C'est lui qui a acheté Annabel's aux Birley. A sa façon, Richard Caring profite à plein de l'internationalisation de Mayfair, mais en sens inverse : car tous ces restaurants typiques de Londres, il souhaite désormais en décliner les enseignes à Dubaï, à Los Angeles, à Hong Kong… Pour l'anecdote, un autre restaurant témoigne du pouvoir d'attraction de Mayfair. Il s'agit de The Square. C'est là qu'aurait atterri la cave de Vivendi, le groupe français forcé de vendre des actifs au moment de sa déconfiture.

Tout cet argent ne peut qu'attirer les coureurs d'aventures du monde entier. La prostitution n'est pas rare à Mayfair, pour utiliser un « understatement » à l'anglaise. « Il y a encore quinze bordels autour de Shepherd Market, ce recoin populaire du quartier, et pas chers ! s'amuse Robin Birley en montrant les immeubles qui entourent son futur club. Une rue plus haut, les loyers sont gigantesques : j'adore le contraste avec le côté délabré de ce coin. » Les frontières sont parfois plus floues. « Vous vous retrouvez dans un night-club très chic avec une grande fille blonde dansant à vos côtés et vous vous demandez : "Tiens, est-ce que c'est mon nouvel après-rasage ?" », plaisante un « hedge funder ». L'aventure des affaires en général en a saisi plus d'un dans ce quartier, et tout le monde ne fait pas fortune. « Cette maison, aujourd'hui en vente pour 30 millions de livres malgré son état calamiteux, était possédée par un homme d'affaires qui ne pouvait jamais se tromper dès qu'il reniflait une affaire, raconte Jonathan Glanz. Jusqu'à ce qu'il tente d'avaler plus qu'il ne pouvait mâcher et se retrouve en faillite. Cela arrive tous les jours à Mayfair. » Et on se dit, finalement, que le quartier n'a pas tant changé que cela : « Les potins de sociétés, l'envie mondaine, la beauté considérée comme monnaie d'échange, le mariage riche, les chansons à boire autour du bol de punch, l'héritage dissipé d'un oncle mort aux Indes, tout cela c'est Mayfair, écrivait Morand ; Mayfair est encore habité par tous les "messieurs Surface" ».



NICOLAS MADELAINE

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