Les grands scandales de l'art :
Dès sa sortie, le film de Federico Fellini suscite la polémique par son portrait fascinant et éblouissant d’une société italienne désenchantée
Mai 1960, La Dolce Vita reçoit la Palme d’or au 13e Festival de Cannes. Federico Fellini, son réalisateur, goûte la récompense que vient de lui attribuer le jury, présidé par Georges Simenon qui a beaucoup œuvré pour offrir la consécration à ce film. Un film qui n’a cessé, depuis sa sortie en février, de défrayer la chronique, quittant les rubriques cinéma des journaux pour alimenter les débats politiques et ecclésiaux.
Quelle est donc cette sulfureuse Dolce Vita, plus douce-amère que véritablement « dolce », qui agite tant les esprits ? Elle est l’écume et l’humeur d’une Italie qui se modernise, entre dans la société de consommation et vacille sur ses bases. Un monde où le cinéma et la presse mondaine font naître de nouvelles idoles, starlettes lumineuses et hypnotisantes, qui fascinent les « paparazzi ». Un monde ivre de ses beautés et de sa liberté, qui ne sait plus s’il doit résister ou céder au vertige qui le saisit.
« Marcello et moi avons échappé de justesse au lynchage »
En cet hiver 1960, pourtant, tout le monde n’a pas le goût du vertige, ni l’âme d’un acrobate pour virevolter – ou simplement se tenir – au- dessus du vide que Fellini a dépeint à travers l’errance de Marcello (Marcello Mastroianni), journaliste mondain partagé entre jouissance et désenchantement. Deux soirées de gala vont présenter le film au public italien. À Rome, l’accueil est tiède, à Milan, contrasté.
La scène finale du film, une soirée de luxure dans une riche villa romaine, indigne : « Quelle honte ! », « Assez ! », « C’est dégoûtant ! » s’écrient des spectateurs en colère. « Marcello et moi avons échappé de justesse au lynchage. J’ai pris un crachat à la figure, lui a reçu des insultes comme fainéant, lâche, débauché, communiste. (…) On en est arrivé à demander que le film soit brûlé et que je sois privé de passeport », racontera Fellini.
« Basta ! » (« Assez ! ») : c’est le titre que reprend le journal officiel du Saint-Siège, L’Osservatore Romano, alors dirigé par le comte Giuseppe Della Torre. Pendant plusieurs jours, des articles anonymes vont critiquer le film, rebaptisé « La Sconcia Vita » (« La Vie répugnante »).
Du côté des politiques, les fascistes du Mouvement social italien sont les premiers à attaquer le film à la Chambre des députés, dénonçant une « grave atteinte à la vertu et à la probité du peuple romain » et la « dégradation de la haute mission que remplit Rome en tant que centre du catholicisme et des civilisations antiques » (1). La droite cléricale s’associe à la campagne contre le film. À gauche, au contraire, on décide de soutenir Fellini, naguère pourtant critiqué pour La Strada (1954) et son « cinéma spiritualiste ».
Un miroir insupportable
Aux yeux de ses détracteurs, tout est matière à scandale dans cette vaste fresque cinématographique de près de trois heures. Les errances de Marcello entre plusieurs femmes, Emma, sa compagne, Maddalena, la riche héritière, Fanny, la danseuse et, pour finir, la star de cinéma Sylvia (Anita Ekberg), qu’il escorte dans le labyrinthe des ruelles romaines jusqu’à la mythique fontaine de Trevi.
On affirme que Fellini ridiculise la religion, en ouvrant le film avec l’arrivée par hélicoptère d’une statue géante du Christ qui ne suscite aucun sentiment religieux ou en dévoilant les excès de la piété populaire lors de la scène de la fausse apparition de la Vierge à deux enfants.
On lui reproche ses scènes érotiques et le suicide inattendu de l’intellectuel Steiner, habité par l’angoisse derrière les apparences d’une vie familiale paisible. Sans qu’on le crie haut et fort, c’est aussi le miroir que Fellini tend à ses adversaires qui est insupportable : nobles et bourgeois y apparaissent comme des êtres oisifs et décadents, dont les nuits sont ponctuées de fêtes extravagantes.
Un débat au sein de la communauté catholique
Si le journal du Vatican porte un jugement sévère sur le film, de réelles divergences d’appréciation existent au sein de la communauté catholique. Un ami de Fellini, le P. Arpa, jésuite, a obtenu la neutralité bienveillante de Mgr Giuseppe Siri, archevêque de Gênes. À Milan, la communauté jésuite du centre culturel San Fedele s’efforce de soutenir le film, malgré les réticences de Mgr Giovanni Battista Montini, l’archevêque de la ville et futur pape Paul VI.
Début mars, ils font paraître dans la revue Letture un compte rendu du film, dans lequel le P. Nazareno Taddei explique en quoi la représentation du mal peut constituer un message positif. La réponse de Mgr Montini sera immédiate : le numéro est retiré, le P. Nazareno reçoit l’interdiction d’écrire sur le cinéma et le P. Alberto Bassan, supérieur de la communauté, doit quitter ses fonctions. De son côté, le P. Arpa fait l’objet d’un avertissement de la Congrégation du Saint Office. « Le plus blessé, c’était Fellini, se souviendra le P. Taddei. Il disait : “Je me suis trompé, mon film fait du mal. Et dire que j’étais convaincu d’avoir fait une œuvre catholique.” »
« Que voyons-nous dans La Dolce Vita ? Une série de personnages qui acceptent sans sourciller, sans plus s’en étonner, le péché. Pour moi, ce film veut raconter l’histoire d’un édifice en train de s’effondrer parce que les fondations ont cédé » : ces propos ne sont pas ceux d’un moraliste, mais ceux de Federico Fellini. Pour le réalisateur, La Dolce Vita est « un procès, fait par un complice ». Là réside son ambiguïté et sa profondeur.
Elodie MAUROT
(1) Fellini, Éd. Gallimard, 412 p., 28,50 €.
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