Une étrange atmosphère de désastre rôde à nouveau sur les marchés financiers. Elle surprend ceux qui croyaient que la croissance était repartie comme avant, que la crise était derrière nous, que nous savions désormais maîtriser les infarctus des marchés. Mais c’est leur surprise qui est surprenante. Car rarement climat aura été aussi prévisible. C’est la suite logique de la crise financière de 2007-2008, un enchaînement que raconte le livre devenu le bréviaire des économistes du monde entier : « This Time Is Different », par Kenneth Rogoff et Carmen Reinhart. En disséquant « huit siècles de folies financières » (c’est le sous-tire de leur livre), ces deux économistes montrent notamment que pratiquement toutes les grandes crises financières ont entraîné une crise des comptes publics. Il est donc difficile de croire que cette fois-ci, ça sera différent.
A vrai dire, cette fois-ci, ça risque d’être encore plus fort. Car, face à une crise financière d’une ampleur sans précédent, les gouvernements ont déployé des moyens sans précédent. Et donc semé les graines d’une crise des finances publiques, elle aussi sans précédent. Nous n’en voyons aujourd’hui que les prémices. Et c’est ce qui trouble les investisseurs sur les marchés financiers. Au fond, leur inquiétude peut se résumer simplement : la croissance risque d’être trop lente pour assumer une dette publique trop lourde. Derrière, ça tourne à l’angoisse métaphysique, car l’Etat constitue la dernière barrière de protection. Elle avait tenu dans les années 1930. Elle risque de sauter cette fois-ci. Et, derrière, il n’y a plus personne pour sauver le monde. Dieu est mort et les banques centrales ne vont pas très bien.
Dans ce climat de défiance généralisée, il est plus que jamais capital pour les Etats de pouvoir emprunter. Leur survie en dépend et les prêteurs hésitent de plus en plus à leur avancer de l’argent, comme on l’a vu avant-hier avec la Grèce qui a frôlé le défaut de paiement, hier avec l’Espagne qui n’a pas trouvé preneur pour toutes les obligations qu’elle émettait, et demain pour beaucoup d’autres pays. Du coup, Ies Etats font tout pour préserver la note délivrée par des agences de notation… qu’ils honnissent par ailleurs. Car la meilleure note n’est plus seulement le sésame qui permet d’emprunter pas cher, elle devient aussi la promesse de pouvoir continuer à emprunter. A la quête du Graal a succédé l’obsession du AAA. En France, c’est ce motif caché qui explique tous les grands mouvements de politique économique de ces derniers mois : la décision d’avancer enfin sur le dossier des retraites, le gel des dépenses publiques, l’adoption d’une règle budgétaire. A n’en pas douter, d’autres mesures vont venir. Mon royaume pour un AAA.
Au Royaume-Uni, en Espagne, en Italie, au Portugal, en Irlande, on va plus loin : on s’attaque au salaire des fonctionnaires, en commençant par les mieux payés. Personne n’a osé en parler en France. Ce serait un casus belli avec les syndicats, les hauts fonctionnaires savent mieux qu’ailleurs défendre leurs intérêts et les effets catastrophiques de la baisse de 10 % décrétée par Pierre Laval en 1935 servent de garde-fou. Il faudra peut-être néanmoins y venir, comme on en est venu depuis deux ans à toute une série de décisions inimaginables auparavant (un Etat qui dépense deux fois plus qu’il n’engrange, une Banque centrale européenne achetant des obligations publiques, des banques nationalisées au Royaume-Uni, etc.). Et les ministres devraient se serrer la ceinture avant les autres, comme l’a par exemple fait le Premier ministre britannique David Cameron en entrant au 10 Downing Street. Les arguments déployés par certains d’eux depuis dix jours pour défendre leur bifteck sont stupéfiants. Le nouveau ministre du Budget, François Baroin, a parlé de décision « démagogique », son prédécesseur Eric Woerth semble croire qu’il y a un lien intangible entre sa paie et celle des fonctionnaires. Dans la crise profonde que nous allons continuer de vivre dans les prochaines années, les politiques vont être remis en cause violemment. Ils ne pourront pas traiter ce genre de symbole à la légère, comme ils viennent de le faire. En temps de crise plus encore qu’à l’ordinaire, les ministres doivent être exemplaires. Même en France.
mardi 1 juin 2010
La quête du AAA
JEAN-MARC VITTORI (Son blog !)
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