Alors qu'un projet de loi pourrait être présenté "avant l'été" sur les salaires des patrons du privé, les mesures adoptées risquent, une fois de plus, d'être à côté des réalités économiques et politiques.
Najat Vallaud-Belkacem a précisé "le dépôt d'un texte de loi avant l'été dans lequel il s'agira de mettre fin à un certain nombre de pratiques et d'introduire de la transparence dans la rémunération". Que penser des mesures traditionnellement privilégiées par les gouvernements français successifs sur cette question de la rémunération des dirigeants et plus globalement sur celles s'adressant aux dérives du capitalisme ?
Gilles Saint-Paul: L'approche suivie est essentiellement politique. Les hommes politiques veulent montrer à leur électorat qu'ils contrôlent l'économie. Plutôt que de faire des réformes qui renforceraient la démocratie actionnariale, ils prétendent s'immiscer dans la gestion des entreprises en imposant des plafonds de rémunération au mépris de la liberté contractuelle. Par ailleurs il est abusif d'incriminer les rémunérations et autres bonus comme étant responsables de la crise. Ces méthodes ne sont qu'une courroie de transmission entre l'entreprise et ses employés. Si une banque structure ses rémunérations de façon à inciter à la prise de risque, c'est parce que cette prise de risque lui permet de gagner de l'argent. Mais pour les politiques il faut des mesures visibles et payantes électoralement. D'où la tendance à "réclamer des têtes" et aux postures autoritaires même si celles-ci sont vaines, comme on le voit avec les gesticulations d'Arnaud Montebourg.
Bruno Bertez : A partir de quels critères, l'Etat jugerait-il de ce qui est exagéré et de ce qui ne l'est pas ? Nous avons tous une idée de la justice sociale, nous avons tous l'intuition de ce qui est excessif, mais seul le corps social, dans son ensemble peut approcher, de façon floue ces questions. Les socialistes confondent le corps social avec leur clientèle et c'est une approche envieuse qui fausse toute leur politique. Il faut ajouter que ces notions de justice sociale et d'inégalités sont évolutives selon l'époque et selon les situations économiques. Le curseur se déplace sans cesse.
Jean-Yves Archer : Depuis quinze ans la rémunération des dirigeants des grandes entreprises a fait l'objet d'une hausse importante qui n'a aucune commune mesure avec les évolutions salariales des collaborateurs de rang modeste ou même des personnels d'encadrement. A titre d'illustration, les stocks-options étaient une idée pertinente qui permettait de mieux motiver les managers dans l'intérêt commun des actionnaires. Hélas, le système a été dévoyé et des pratiques très abusives ont eu lieu. Souvenons-nous des poursuites judiciaires engagées contre l'ancien Président de Vinci, Monsieur Antoine Zacharias, pour abus de biens sociaux. ( 2010 ).
Autrement dit, il fallait mieux encadrer, par la loi, cette question des rémunérations là où on a laissé des cas surprenants se développer. Un exemple ? lorsque Suez a absorbé Gaz de France, son Président ( soumis à des plafonds de rémunération dans le public ) a été considérablement augmenté : pour les mêmes fonctions, dans le même bureau, avec les mêmes compétences. Tant mieux pour l'intéressé, tant pis pour l'éthique des affaires prônée par Olivier Lecerf ou Bertrand Collomb ( Lafarge ).
Sur la régulation bancaire et boursière, notre pays devait travailler à l'aboutissement prochain de la Directive Liikanen plutôt que d'adopter une législation d'ordre cosmétique qui ne pare nullement le risque systémique.
Concernant la précarisation des emplois, c'est une tendance occidentale depuis que la mondialisation oblige nos entreprises à se battre sur le terrain de la compétitivité. Des dizaines d'auteurs ont démontré que l'Allemagne remporte des succès grâce à des éléments hors-prix de sa compétitivité ( fiabilité, qualité, ponctualité des livraisons, innovation incorporée, etc ).
Pourquoi ne permettent-elles pas de régler les problèmes ? Est-ce une défaillance dans l'approche qui fait qu'on ne s'attaque jamais au cœur du problème ?
Gilles Saint-Paul : Les partis politiques des deux bords pensent qu'une approche pédagogique de ces questions est vouée à l'échec. Cela témoigne d'une sorte de mépris envers l'électorat et conduit à une situation contradictoire où les discours populistes côtoient un soi-disant réalisme économique. Il en résulte bien entendu une paralysie du système.
Bruno Bertez : Le phénomène majeur responsable du gonflement des salaires des dirigeants est la financiarisation et la prédominance, la priorité donnée au financier. Comme la dérive financière gonfle la valeur des actifs et des entreprises, les managers réclament à juste titre une partie de l'enrichissement des actionnaires.
Il faut que la plus grande part des salaires, celle qui correspond à une création de valeur soit payée non par l'entreprise mais par les actionnaires eux-mêmes. La majeure partie des salaires élevés s'analyse comme une participation à l’enrichissement du capital. Pour régler un problème il faut en connaitre les causes, il faut être radical, chercher et trouver ce qui est à l'origine de la dérive. Ce qui est à l'origine de la dérive ce n'est pas la consanguinité dans les Conseils, encore que ceci soit vrai dans le système bancaire, non, l'origine de la dérive c'est l'argent facile. Si l'argent était moins facile et si l'équilibre entre l'offre et la demande de dirigeants se modifiait, le problème se résoudrait de lui-même.
La manne pour payer les manager s'alimente dans le marché financier et le marché financier s'alimente dans la mer des liquidités ; voila la cause des rémunérations excessives. C'est la même chose pour les footballeurs, si il n'y avait pas à se partager la manne publicitaire d'un marché pervers et dysfonctionnant, il n'y aurait pas de question de primes et salaires excessifs. Nous marchons sur la tête. La surabondance monétaire, l’excès de capital rendent les managers rares et donc chers, tandis qu'elle rend les travailleurs pléthoriques et donc conduit à leur bradage, dévalorisation.
Jean-Yves Archer : A cette question, on se doit d'apporter une réponse plurielle. Oui, le pouvoir exécutif élude parfois la complexité des situations. Dans le cas de la séparation de certaines activités bancaires issue de la loi récente, cela n'a guère de sens dans la mesure où les activités à risque resteront filialisées. Or les amateurs de jurisprudence ( Chambre commerciale de la Cour de cassation ) savent depuis des années qu'une société-mère peut être appelée en comblement de passif d'une filiale en déconfiture. Où est la cohérence ? Où sera la pertinence ?
Pour les rémunérations, tout le monde a cru dans les Chartes issues des travaux de Monsieur Viénot puis Bouton. Peine perdue, la cupidité a continué à prospérer. Etait-il compliqué d'introduire des coefficients ( de type homothétique ) pour ce qui concerne l'évolution des rémunérations des dirigeants ? Etait-il compliqué de donner davantage de sonorité au rapport annuel sur les rémunérations ( article L 225-102-1 du Code de commerce ) qui est soumis à attestation des commissaires aux comptes ( décret de 2006 : 2006-1566, article 5' ) ?
Des textes existent et sont trop souvent lus ou utilisés de manière digne d'un confessionnal.
Comment expliquer ce décalage entre les solutions politiques proposées et la réalité économique et sociale ? Où se situent les blocages ?
Bruno Bertez : Comme la priorité à la finance sacrifie le long terme, le vrai fonds de commerce, l'harmonie dans l'entreprise, le dirigeant est perçu comme illégitime, comme un prédateur. Il faut cesser la priorité au jeu financier, à la spéculation. On fait tout le contraire puisque la pseudo sortie de la crise se résume à alimenter la spéculation en argent illimité et gratuit. Ceci accroît les inégalités, et .... le chômage car il faut rentabiliser tout ce faux capital. Donc il faut délocaliser, mettre au rebut, forcer la productivité. Et le pire est que l'on surpaie le dirigeant pour sa capacité à être "dur" !
Jean-Yves Archer : Ce décalage existe et va croissant selon notre approche. Il pose une question de formation des élus, de leurs nombres au plan parlementaire et surtout de la capacité du politique à réaliser de véritables auditions en commission parlementaire. Si le rapport du Sénateur Marini de 1996 a connu un certain succès quant à la réforme du droit des sociétés, c'est parce que les élus ont reçu les meilleurs spécialistes et les ont écoutés.
Il est regrettable de voir des propositions de lois parfois aussi déconnectées du terrain.
Quel rôle jouent les corporations, les réseaux, les grandes écoles... dans ce constat ?
Gilles Saint-Paul : De par l'omniprésence de l'Etat, les grandes entreprises se trouvent dans une situation de promiscuité envers ce dernier. Les réseaux corporatistes ne sont que le vecteur de cette promiscuité et constituent une méthode efficace pour la mettre en oeuvre. Il en résulte des échanges de bon procédés entre l'Etat et les grandes entreprises. Le premier fait preuve de laxisme en tant que régulateur et fait des cadeaux législatifs aux lobbies (lois Galland,etc). Les secondes savent être aux ordres à l'occasion (pantouflage de hauts fonctionnaires, choix d'investissements influencés par des critères politiques, etc). La banque publique d'investissement et les partenariats public-privé sont les formes les plus récentes de cette promiscuité.
Bruno Bertez : Les blocages sont intellectuels, ils se situent au niveau de la réflexion. Plus personne ne pense, il n'y a plus de débat, pas plus chez les politiques que chez les patrons et les syndicats. L'enrichissement facile a discrédité la pensée. On se contente des outils tout prêts de l'opinion, du sens commun, des apparences, des sondages.
Les blocages sont partout et surtout dans l'absence de sanction de l'inefficacité. Pourquoi changer si on peut réussir sans se fatiguer, sans se remettre en cause ? Il est évident que tout est organisé pour perpétuer la facilité, l'absence de sanction. Le marché des dirigeants est cartellisé, c'est le copain-copain, le népotisme, mais cela ne concerne que le franco-français, sur le marché ouvert à l'international cela ne joue pas. Réfléchissez si vous rendez le marché des dirigeants plus fluide, transparent, moins inefficace alors, vous verrez, une grande partie des anomalies disparaître.
Jean-Yves Archer : Ce rôle est inhérent à la démocratie parlementaire mais il faut ouvrir les yeux : des excès mortifères éclatent ici ou là. Songez que sur 6000 banques opérant dans l'Union, seules 250 vont être supervisées par la BCE ( accord du 13 décembre 2012 ) alors que bien évidemment la vocation d'une banque centrale en " zone monétaire optimale " chère à l'économiste Mundell est de disposer d'un vrai pouvoir de supervision. Les lobbys qui sévissent à Bruxelles ont fait leur besogne.
La tradition française d'intervention systématique de l'Etat (quitte parfois à protéger des secteurs entiers) joue-t-elle une part de responsabilité dans cette incapacité à proposer des solutions adaptées et efficaces ?
Bruno Bertez : L'intervention de l'Etat se manifeste à beaucoup de niveaux, elle est complexe. Il donne le mauvais exemple de l'inefficacité et du cartel par le pantouflage dans le privé, par le reclassement du personnel politique au chômage etc. Tout ce qui fournit un revenu sur un titre, sur une carte de visite plus que sur une compétence dépend en effet plus ou moins de l'Etat. Le meilleur exemple était récemment Anne Lauvergeon qui a coûté très cher à Areva.
Tout ce qui survit, malgré son inadaptation et son gaspillage contribue aux inégalités. Par définition pourrait on dire : tout ce que les uns ont induement d'autres en sont injustement privés. La fonction de plus en plus nette, on le voit chaque jour, de l'Etat est de fausser, refuser les valeurs de marché, le jeu des prix; dans un tel système c'est le plus puissant qui gagne celui que a le plus de poids social et relationnel. Le PDG de Renault, on l'a vu récemment, a un poids et un pouvoir de chantage élevé. D'autant plus élevé qu'il y avait le repoussoir de Peugeot qui fonctionnait à plein.
Gilles Saint-Paul : Personnellement je pense que l'Etat devrait se cantonner à son rôle essentiel de garant des contrats privés et des droits de propriété. Certains des problèmes que vous citez (rémunération des dirigeants) sont des faux problèmes. D'autres (précarité) résultent de l'excès de réglementation du marché du travail, qui joue au détriment des nouveaux entrants. Définir un cadre concurrentiel équitable serait un grand pas en avant, mais les politiques suivies tendent au contraire à verrouiller les rentes héritées des situations passées.
Jean-Yves Archer : Je ne crois pas qu'un Etat impécunieux et géré comme le nôtre soit en mesure de protéger " des secteurs entiers ". En revanche, il a une responsabilité évidente dans l'insoutenable instabilité juridique et fiscale qu'il impose à la sphère productive.
Quelles seraient les solutions vraiment efficaces ?
Bruno Bertez : Les solutions coulent de source :
- Stoppez la priorité à la finance bancaire
- Reconstruisez un marché financier fondé sur l'épargne et l'investissement au lieu du couple maudit que forment le crédit et la spéculation
- Faites fixer les salaires par les assemblées d'actionnaires. Rendez le tout totalement transparent
- Fixez les intéressements non pas à l'année, mais sur un cycle complet des affaires, au minimum 5 ans par exemple
- Donnez aux commissaires aux comptes plus de pouvoirs et de rémunération afin qu'ils éclairent, pour tous les intervenants, la vraie marche de l'entreprise
- Obligez les comités d'entreprise à se former, à devenir de vrais interlocuteurs ...
Jean-Yves Archer : S'agissant de la rémunération des dirigeants, il faut établir un seuil à partir duquel cette charge n'est plus déductible pour l'entreprise et affecte directement son résultat. Autre piste plus polémique, le vote par les actionnaires.
Concernant la régulation bancaire, il faut totalement séparer les activités et des chercheurs américains ont établi que c'est crédible. Pour les bonus des traders, ce n'est pas tellement le montant qui compte ( combien coûte le talentueux Zlatan ? ), c'est l'exposition aux risques qu'un trader peut faire courir à une institution financière.
Pour la précarisation de l'emploi, les grandes entreprises sont tenues de fournir un bilan social qui pourrait être rapproché des données sectorielles établies par l'INSEE. De cette comparaison, l'Etat pourrait déduire les comportements abusifs où l'argument de la compétitivité est un passe-partout de commodité.
S'agissant de l'emploi dans les PME, il ne m'apparaît aucun dispositif vraiment satisfaisant pour lutter contre cette peur collective de la précarisation.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire