TOUT EST DIT

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jeudi 7 mars 2013

Gloubi-boulga idéologique : de Chavez à Hessel en passant par l’islam ou le peuple, tous ces sujets sur lesquels la France ne sait plus ce qu’elle pense


Entre hommages gênés, de gauche comme de droite, à Hugo Chavez et délire politico-médiatique autour de Stéphane Hessel, la France a-t-elle perdu tout repère idéologique ?

André Sénik : Il faut saluer le contraste entre l’hommage officiel rendu par François Hollande Hollande et Christiane Taubira à  Hugo Chavez (Mélenchon se déshonorant carrément) et le rappel par les journalistes de télévision des mauvaises fréquentations et des résultats économiques désastreux de Chavez. Les Français sont donc très massivement au clair sur ce révolutionnarisme exotiquement grotesque.

En revanche, l’hommage auquel Hollande se prête montre que le Surmoi communiste n’a pas disparu, y compris chez lui.
L’hommage quasi unanime à Hessel est un symptôme qui reste à interpréter. J’y vois le scepticisme à l’égard du monde réel, sur lequel les peuples n’ont pas de prise magique. "Indignez-vous, et le reste vous sera donné par surcroît" est une formule religieuse, un baume pour désillusionnés sans cause. Hessel, c’est la nostalgie d’un âge d’or pendant lequel les peuples exerçaient leur influence à l’intérieur des États-nations. S’adapter à la mondialisation est en partie un travail de deuil à l’égard de ce sentiment de toute puissance.

Jean-François Kahn : Les réactions à la mort de Stéphane Hessel et surtout à celle d'Hugo Chavez sont assez classiques. Lorsqu'une personnalité décède, on oublie les rancœurs. Il suffit de se souvenir du discours élogieux de Jacques Chirac lors de la mort de François Mitterrand.

Ce qui est intéressant avec le cas "Chavez", c'est qu'il incarne la mauvaise conscience de la gauche social-démocrate. On peut penser ce que l'on veut d'Hugo Chavez. Personnellement, ce n'est pas ma tasse de thé. Il a un côté Sarkozy d'extrême gauche qui m'insupporte : le côté narcissique mégalo. Mais au-delà de l'opinion, il faut regarder froidement la réalité en face. Et cette réalité est terrible pour la gauche social-démocrate. Cette gauche perd partout dans le monde, élection après élection. En Europe, mais aussi en Amérique latine : au Pérou, au Brésil, en Argentine. A l'inverse, l'ovni Chavez a été réélu trois fois et son disciple en Bolivie, Evo Morales, est à 63% d'opinions positives.

Pour la gauche social-démocrate, Hugo Chavez est une "claque continuelle". Il faut lire Libération, le Monde ou le Nouvel Obs pour se rendre compte à quel point il est exécré par cette gauche. Paradoxalement, seul le Figaro évoque Hugo Chavez de manière objective. On peut lui reprocher le fait que son pays reste prisonnier de la monoculture du pétrole. Mais les chiffres sont là. Il a fait profiter la population la plus déshéritée de la manne pétrolière et les inégalités ont reculé. Pour des sociaux-démocrates qui ont échoué et sont rejetés par le peuple, Hugo Chavez est "une provocation".

Eric Deschavanne : N'accordons pas trop d'importance à l'écume médiatique. La société française me paraît assez largement indifférente – mélanchonistes mis à part – au révolutionnarisme de Chavez. Quant à Stéphane Hessel, nul besoin d'être grand clerc pour prévoir que son empreinte idéologique sera nulle. Sa mort succède de peu à l'immense et surprenant succès de l'opuscule qui l'a tiré du relatif anonymat dans lequel il avait vécu jusqu'alors. Il a incarné sur le tard aux yeux des médias et du grand public la figure de la "belle âme", révoltée comme de juste par la guerre, la misère et l'inégalité. Il illustre à cet égard l'emprise du moralisme sur le débat public au sein de la sphère médiatique. Si l'on entend par idéologie la construction rationnelle d'un récit qui permet de comprendre le monde dans le but de le transformer par une action efficace, alors oui, on peut dire que le culte de l'indignation confine à la vacuité idéologique.

Quelles conséquences concrètes cette confusion idéologique a-t-elle aujourd'hui ? Toute cohérence politique est-elle illusoire ?

André Sénik : La confusion idéologique est peut-être objective avant tout. Au niveau de la politique européenne, il est évident, et heureux, que les grands clivages idéologiques soient grandement réduits. On manque en réalité d’un horizon politique commun assumé ensemble par la droite et la gauche civilisées. Je ne pense pas qu’il faille creuser les désaccords, par exemple quand un gouvernement de gauche fait à peu près la même politique que son prédécesseur, réalité oblige.

La lutte bidon entre des partis qui coopèrent à Bruxelles entraîne scepticisme et abstentionnisme, et pourrait en cas de désespoir profiter aux solutions incantatoires de rejet du système. Il faut défendre le système démocratique libéral.

La gauche qui accepte le marché sera cohérente quand elle se sera débarrassée de ses gènes marxistes : elle peut trouver sa cohérence en étant moderniste sur le plan des mœurs, favorable à la redistribution sur le plan social, et coupable vis-à-vis de ceux qui vont mal.

La droite sera plus cohérente quand elle prouvera que le libéralisme vaut mieux que le tout service public.

Eric Deschavanne : Les politiques sont guidés par les nécessités de la conquête et de la conservation du pouvoir, il n'y a aucun doute là-dessus. Dans cette perspective, la cohérence idéologique est à bannir : il  importe d'entretenir non pas tant la confusion d'ailleurs que l'ambiguïté idéologique. Quant à la cohérence politique, toute relative, elle est imposée par le principe de réalité. C'est pourquoi l'on observe, s'agissant des grands axes, une remarquable continuité politique par-delà les alternances (la fameuse politique "UMPS" dénoncée par le Front national). En France, tout particulièrement à gauche, subsiste encore vaguement la nostalgie pour les grands projets de transformation radicale de la société. C'est pourquoi on assimile volontiers la disparition des utopies révolutionnaires au "vide idéologique". Ce vide-là me convient fort bien. On ne peut que souhaiter davantage de créativité politique, mais celle-ci ne peut naître que d'un surcroît d'intelligence du réel, pas d'un volontarisme aveugle.

Cette impression pourrait-elle finalement être le signe d'un abandon progressif du traditionnel clivage droite/gauche au profit d'un clivage plus complexe notamment sur les questions de l'Europe et du protectionnisme?

André Sénik : Il n’y a rien d’étonnant à ce que les clivages ne se superposent pas de façon à dessiner deux fronts homogènes. La politique oblige à des choix qui ne découlent pas automatiquement d’un seul principe. Mais le fond du clivage droite gauche me paraît tout de même subsister : la gauche est pétrie de bons sentiments, auxquels elle sacrifie le réalisme. La droite doit être pragmatiste sans vergogne, et ne pas craindre de nommer les problèmes par leur nom. Par exemple, appeler l’islamisme radical djihadiste par son nom, sans se réfugier derrière le mot "terrorisme" par peur de fâcher, comme l’a fait Hollande, qui fait ce qu’il faut au Mali.

Jean-François Kahn : Je ne crois pas que l'on puisse parler de disparition du clivage droite/gauche en se référant au cas d'Hugo Chavez car il a justement joué à fond sur les antagonismes : les bons contre les méchants, l'ombre et la lumière... Il a soufflé sans arrêt sur les braises nourrissant un climat de guerre civile froide. On ne peut pas non plus le qualifier de pur protectionniste. Hugo Chavez a ouvert son pays à des marchés communs locaux, bradant d'ailleurs son pétrole aux pays amis voisins. Il a surfé à la fois sur le nationalisme vénézuélien, notamment contre les États-Unis, et sur un internationalisme comme on n'en avait pas vu depuis longtemps. Par ailleurs, il a mélangé le gauchisme castriste au christianisme exalté.

Hugo Chavez peut, en revanche, être qualifié de populiste. Le problème est qu'il n'y a que le populisme qui fonctionne sur le plan électoral comme on a pu le voir en Italie. Il faut maintenant être capable de créer un populisme "positif" pour combattre le populisme du pire. Là est peut-être le vrai clivage.

Eric Deschavanne : La force du clivage droite/gauche réside précisément dans son simplisme. Dans une démocratie, le débat public et la compétition électorale sont nécessairement structurés par un clivage bipartisan, quel que soit le contenu idéologique de chacun des camps, lequel varie d'ailleurs dans le temps. Il s'agit d'une nécessité  fonctionnelle. L'illusion consiste à penser que la droite et la gauche sont des idéologies, ce qui est absurde. Les idéologies sont indépendantes du clivage bipartisan: elles constituent en quelque sorte des intérêts intellectuels lesquels, comme les intérêts matériels, utilisent la compétition politique pour tenter de prévaloir. On peut sans doute considérer que la droite et la gauche ont trop de substance idéologique pour être purement fonctionnelles; elles sont cependant trop fonctionnelles pour être purement substantielles. Les partis de gouvernement sont "attrape-tout" comme on dit : ils sont en quête de compromis susceptibles d'agréger le maximum d'intérêts. La recherche d'une trop grande cohérence idéologique condamne nécessairement à l'échec électoral.
Le clivage droite/gauche est donc increvable, puisqu'il est requis par la compétition démocratique (laquelle réduit ainsi la complexité idéologique à un affrontement binaire). Ce qui vient aujourd'hui perturber le jeu, c'est la construction européenne, en particulier l'interdépendance des pays de la zone euro. Il devient impossible de dissocier les enjeux politiques nationaux des enjeux de la politique européenne. Et surtout, dans la définition des orientations de la politique européenne, les intérêts et les tropismes nationaux l'emportent sur les vieux clivages idéologico-politiques : il n'y a pas d'axe PS-SPD, mais il y a un axe Sarkozy-Hollande face aux exigences de madame Merkel; et les socio-démocrates allemands sont sur la même ligne que Merkel quant à l'attitude qu'il convient d'avoir vis-à-vis de la France. Pour le dire de manière un peu caricaturale, il y a -  relativement aux enjeux européens qui sont désormais les vrais enjeux nationaux - une "idéologie française" et une "idéologie allemande" qui transcendent le clivage droite/gauche traditionnel, lequel ne retrouve de sens que sur des questions secondaires (du type  droit de vote des immigrés ou mariage homosexuel). C'est pourquoi durant la dernière campagne présidentielle on a parlé de tout sauf de l'essentiel, sur lequel tout se passe comme si il n'y avait plus de clivage possible. Il ne reste plus que les antieuropéens, en effet, pour créer du clivage, mais ils ne paraissent pas en mesure de constituer une alternative crédible, pour le moment du moins. Le clivage prend donc la forme d'un clivage entre partis de gouvernements et partis protestaires (ou "populistes").

A terme cette confusion politique peut-elle représenter un danger pour la démocratie ou au contraire déboucher sur un big-bang idéologique salutaire ?

André Sénik : Un big-bang idéologique rejetant le compromis historique né de l’échec du communisme ne me paraît ni possible ni souhaitable. Le pragmatisme dont nous avons besoin n’est pas compatible avec une nouvelle illusion idéologique.    

Eric Deschavanne : L'adhésion aux institutions démocratiques est massive, il n'y a aucun risque de ce côté-là, ce qui ne garantit malheureusement pas une gouvernance éclairée, cohérente et efficace. Quant au "big-bang idéologique", cela n'existe pas. En matière d'idéologie, on a plutôt affaire à une tectonique des plaques. Il est difficile de prévoir la nature et l'ampleur des déplacements qui s'annoncent. Il est simplement possible de tenter d'identifier les facteurs d'évolution. Il existe en France un vieux fond d'anticapitalisme et de haine du libéralisme qui se trouve renforcé par le besoin de protection qu'inspire la peur de la mondialisation. D'un autre côté, les nécessités de l'adaptation, la montée en puissance des valeurs de la vie privée, l'aspiration à davantage d'autonomie individuelle et de liberté d'entreprendre favorisent le développement d'une sensibilité libérale, notamment au sein des nouvelles générations. Ces pôles contradictoires vont probablement continuer à s'affronter, progressant ou régressant au gré des circonstances. Les politiques, s'il s'en trouve, qui sauront marier de manière crédible protection, solidarité et liberté emporteront la mise.

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