dimanche 8 juillet 2012
Le scepticisme inconséquent
Pourquoi est-il peu probable qu'un système économique comme
le communisme, qui a toujours donné des résultats désastreux partout où
il a été appliqué, se révèle un beau matin meilleur que l'économie de
marché ?
Les philosophes professionnels sont rarement pris au sérieux - du
moins en France - car ils ont la fâcheuse habitude de défendre des
thèses totalement indéfendables à l'aide d'arguments spécieux. C'est la
raison pour laquelle on trouve parmi eux un nombre impressionnant de
gens qui se disent encore marxistes, tel Alain Badiou. La défense la
plus courante du marxisme que j'aie entendue dans la bouche de certains
collègues enseignant la philosophie prenait en gros la forme suivante :
"Rien ne démontre que, parce que le marxisme n'a jamais marché
jusqu'ici, il ne pourrait pas quand même marcher à l'avenir". Ce qui me
frappe dans cet argument, c'est qu'il reprend trait pour trait la mise
en cause de l'induction telle que formulée par Hume dans son Enquête sur l'entendement humain.
J'ai même rencontré un de ces révolutionnaires de salon qui la
brandissait pour exprimer son mépris des sciences : rien ne prouve en
effet que les lois de la nature soient valables encore demain simplement
parce qu'elles l'ont été jusqu'ici ni qu'elles soient valables
universellement parce qu'elles sont valables dans notre coin de galaxie.
Rien ne prouve que le principe d'uniformité de la nature (PUN) soit
recevable puisque lui aussi repose sur l'induction.
Tout cela pourrait prêter à rire car ces mêmes philosophes n'auraient
pas idée de remettre en cause le diagnostic de leur médecin quand il
leur prédit qu'un excès de cholestérol risque de boucher leurs artères.
Allons MM. les philosophes, soyez un peu plus cohérents et faites fi de
votre traitement en jetant le scepticisme humien à la tête de votre
médecin. Voilà un bel exemple d'inconséquence philosophique et de même
nos beaux parleurs n'envisagent-ils pas un instant de s'installer en
Corée du Nord où rien ne prouve que le marxisme ne puisse pas réussir un
jour après y avoir échoué depuis soixante ans.
Je vais montrer pourquoi on n'est pas obligé de prendre très au
sérieux le scepticisme de Hume à l'endroit de l'induction. De là vous
pourrez déduire ce que je pense de mes collègues professeurs de
philosophie et de leur marxisme radical-chic.
Hume s'est demandé comment l'on pouvait justifier l'induction. La
façon la plus tentante est de remarquer qu'en ce qui concerne les lois
de la nature, l'induction ayant toujours donné d'excellents résultats
jusqu'ici, on ne voit pas pourquoi elle n'en ferait pas de même à
l'avenir. Or cette dernière assertion est en fait une tautologie car
elle revient à dire que l'induction marche bien parce que l'induction marche bien. Le raisonnement est circulaire, il présuppose ce qu'il faudrait justement démontrer.
Mais Raymond Boudon a souligné qu'il en va en fait de même pour tous
les principes scientifiques. On peut s'en rendre compte en énonçant le
fameux trilemme de Münchhausen. Que dit-il ?
Que de trois choses l'une, ou bien nous acceptons de faire reposer
notre savoir sur des principes arbitraires mais que nous choisirons
d'accepter comme tels et de ne plus discuter, ou bien nous le faisons
reposer sur d'autres principes eux-mêmes tirés d'autres principes etc.,
de sorte qu'à un certain moment nous devrons bien arrêter notre
régression et accepter certains principes premiers, ce qui nous ramène
au cas précédent, ou bien notre savoir est circulaire, la validité de
nos principes étant déduite de la validité de leurs conséquences tirées
de principes tenus pour valides.
Raymond Boudon en a conclu que la seule façon de se tirer du trilemme
était d'admettre que notre savoir est bel et bien circulaire : nous
n'avons pas d'autre moyen de vérifier que nos principes sont valables
que d'examiner l'intérêt de leurs conclusions. Or cela ne justifie
aucunement nos principes puisqu'il se pourrait tout aussi bien que les
observations que nous en déduisons fussent également déductibles de
principes tout autres. Nous ne pourrons nous en apercevoir que le jour
où le réel s'éloignera trop des observations prédites par lesdits
principes, en quoi nous sommes d'accord avec le faillibilisme de Popper.
Comme vous l'aurez certainement noté, nos principes scientifiques
sont donc soumis aux mêmes objections que l'induction chez Hume : nous
continuons de les tenir pour justifiés parce que, jusqu'ici, ils ont
donné de bon résultats ; or rien ne nous autorise à prédire qu'il en ira
toujours ainsi dans l'avenir. Tous nos principes scientifiques et rationnels présentent le même défaut logique que l'induction.
Hume l'avait bien compris, il en va de même pour le principe de causalité et le PUN.
En conséquence, on voit bien pourquoi le scepticisme humien ne nous
empêche nullement de dormir sur nos deux oreilles ... et pourquoi il est
fort peu probable qu'un système économique comme le communisme, qui a
toujours donné des résultats désastreux partout où il a été appliqué, se
révèle un beau matin meilleur que l'économie de marché.
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