Madame, je crois que vous commettez là une grave erreur et
que la prohibition que vous appelez de vos vœux fera beaucoup plus de
mal que de bien.
mercredi 27 juin 2012
Lettre ouverte à Najat Vallaud-Belkacem
Madame,
Vous souhaitez abolir la prostitution.
Je veux vous dire avant toute chose que je ne doute pas un instant de
votre sincérité. J’ai bien pris note que votre position abolitionniste
n’est ni moralisatrice, ni paternaliste ; qu’elle n’est motivée que par
une sincère compassion pour ces jeunes femmes, souvent victimes de
réseaux mafieux et de proxénètes violents, qui se prostituent non par
choix mais parce qu’on les y oblige. Si ma raison, le peu d’intelligence
dont je crois être capable, me suggérait qu’une telle politique avait
ne serait-ce que la plus infime chance d’améliorer le sort de ces
femmes, croyez bien que je vous soutiendrais corps et âme. Seulement
voilà : je crois que vous commettez là une grave erreur et que la
prohibition que vous appelez de vos vœux fera beaucoup plus de mal que
de bien.
La première chose que vous devez admettre, c’est que vous ne parviendrez jamais
à abolir la prostitution. Vous aurez peut être l’illusion d’y être
parvenu ; mais ce ne sera jamais rien d’autre qu’une illusion qui ne
trompera que celles et ceux qui voudront bien y croire. La prostitution,
que l’on évoque souvent – et probablement à tort – comme « le plus
vieux métier du monde », existe parce que certains hommes ne peuvent pas
satisfaire leurs désirs dans le cadre d’une relation à titre gracieux
et parce que certaines femmes, poussées par la pauvreté ou en quête
d’indépendance financière, acceptent de leur vendre ce service. Le désir
masculin, le fait que certains hommes aient plus de succès que d’autres
auprès de la gent féminine, que des couples soient plus ou moins biens
assortis, la pauvreté et le fait que certaines femmes acceptent de se
prostituer sont autant de constantes qu’aucune politique ne fera jamais
disparaître. Peut être parviendrez-vous à ne plus la voir mais soyez
sûre que, même sous un régime prohibitionniste, la prostitution
continuera à exister. La véritable question est de savoir dans quelles
conditions.
En poursuivant les clients, vous les obligerez à se montrer plus
prudents, vous forcerez ainsi les prostituées à trouver des solutions
pour leur offrir plus de discrétion, plus de clandestinité. Bien sûr,
l’organisation d’un marché clandestin implique des coûts et une
organisation adaptée : très rapidement, les indépendantes disparaîtront au profit de réseaux organisés capables d’organiser de telles rencontres.
La demande et la concurrence se faisant plus rares, ces réseaux
pourront compenser les risques induits par votre politique en augmentant
leurs tarifs. Mais n’ayez aucune illusion : les prostituées, elles, ne
toucheront pas un centime de plus ; bien au contraire, ce sont les
réseaux mafieux qui seront les principaux bénéficiaires de la
prohibition. Des clients qui acceptent de payer plus cher, une main
d’œuvre désormais totalement dépendante : il n’en faut pas beaucoup plus
pour que le proxénétisme devienne une activité extrêmement lucrative.
Forts de leurs pactoles et des perspectives florissantes de leurs
activités, les réseaux pourront alors investir pour éliminer
physiquement la concurrence, organiser leurs trafics à plus grande
échelle et capturer encore plus de victimes non-consentantes dans leurs
filets.
À l’abri des regards, les prostituées seront désormais livrées pieds
et poings liés à leurs proxénètes qui pourront leur imposer des
conditions de travail encore plus indignes tandis que les clients
devront se contenter de ce que leur offre le réseau qui aura su se faire
connaître d’eux : hygiène dégradée, absence de préservatifs… Il est
inutile, je crois, de pousser plus avant la description de l’abjecte
cloaque que vous vous apprêtez à créer.
Les politiques de prohibition – de l’alcool, de la drogue comme de la
prostitution – n’ont jamais eu d’autres conséquences que de nourrir le
crime organisé au dépens du reste de la société. C’est le gouvernement
des États-Unis qui a fait la fortune d’Al Capone plus que n’importe qui
d’autre. Si, comme j’en suis sincèrement convaincu, votre objectif est
d’aider ces jeunes femmes, c’est précisément la politique inverse qu’il
vous faut mettre en œuvre : légalisez la prostitution et abrogez la loi
de 1946 qui interdit les maisons closes. Vous porterez ainsi un coup
fatal aux réseaux de proxénétisme clandestins et vous permettrez aux
prostituées de travailler de leur plein grès et dans des conditions
d’hygiène acceptables.
Au-delà des partis-pris idéologiques et des impératifs de la
communication gouvernementale, les décisions que vous vous apprêtez à
prendre seront lourdes de conséquences pour la vie de milliers
d’anonymes. Souvenez-vous, de grâce, que les bonnes intentions ne
suffisent pas – l’enfer, dit-on, en est pavé – et que, comme l’écrivait
Karl Popper, « nos plus grands problèmes trouvent leur source dans
quelque chose d’aussi admirable et sensé que dangereux : dans notre
impatience à améliorer le sort de nos semblables. »
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