A la fin des années 1970, un jeune diplomate membre du cabinet du président de la Commission européenne, le Français François-Xavier Ortoli, reçoit un appel dans son bureau bruxellois.
A l'autre bout du fil, le président français de l'époque, Valéry Giscard d'Estaing. Ce dernier a appris que l'exécutif européen s'apprête à présenter un avis sur la demande d'adhésion de la Grèce à la Communauté européenne qui, comme chaque année, renvoie diplomatiquement Athènes à un avenir lointain.
A "VGE", qui s'en inquiète, le diplomate sert les arguments classiques: la Grèce, dont la compétitivité est très faible, n'est pas prête à intégrer la CEE et une adhésion prématurée aurait des effets ravageurs pour son économie.
"Monsieur, on ne fait pas jouer Platon en deuxième division", répond Valéry Giscard d'Estaing en raccrochant.
La messe était dite et la Grèce adhérera en 1981 pour des raisons essentiellement politiques, sept ans après le retour de la démocratie consécutive à la chute du régime des colonels.
L'Europe des Neuf était d'autant moins en mesure de s'opposer au rouleau compresseur français que des arguments valables venaient étayer l'adhésion grecque, à savoir l'ancrage au bloc européen d'une démocratie fragile membre de l'Otan.
Le mariage entre la Grèce et l'Union européenne avait commencé pour, trente ans plus tard, se transformer en une situation de couple dramatique, entre plan de sauvetage et risques de faillite, dans laquelle les deux parties ont autant de responsabilités l'une que l'autre.
Et avec la France encore à la manoeuvre pour tenter de sauver un pays qui risque d'entraîner la zone euro dans sa chute.
"RIEN NE FONCTIONNE"
L'analyse de la Commission selon laquelle l'adhésion grecque était prématurée allait rapidement se révéler juste.
Dans les quatre premières années de l'adhésion, l'exécutif européen a ouvert 108 procédures d'infraction contre la Grèce pour violation des règles européennes.
Dès 1982, la Grèce estime qu'elle ne trouve pas son compte dans la CEE et que ses partenaires ne l'aident pas suffisamment à développer son économie, dont des pans entiers disparaissent sous les coups de boutoir de la concurrence européenne.
En 1985, elle obtient les "Programmes intégrés méditerranéens" (PMI), précurseurs des "fonds structurels", des aides régionales qui allaient se déverser par milliards sur les pays pauvres de l'UE à partir de 1989.
C'était le prix exigé par la Grèce - et plus tard par des pays comme l'Espagne et le Portugal - pour accepter la création du grand marché unique européen qui devait être complété pour la fin de 1992 sous l'impulsion du président de la Commission européenne, Jacques Delors, et du couple franco-allemand.
Depuis 1989, la Grèce a reçu 35 milliards d'euros d'aides régionales européennes qui ont, certes, servi à construire routes, métro et aéroports, mais n'ont pas permis à la Grèce d'en tirer le meilleur parti, notamment à cause d'une mauvaise gestion reconnue par le gouvernement grec lui-même.
L'ancien ministre grec des Finances Georges Papaconstantinou, toujours membre du gouvernement, a dit comprendre dans Libération que les jeunes grecs diplômés "ne veulent plus vivre dans un pays où rien ne fonctionne, où les institutions ne marchent pas, où le système d'imposition est injuste (...), où le système politique est corrompu".
CLIENTÉLISME
Le vice-Premier ministre grec Théodoros Pangalos, qui a fait partie de nombreux gouvernements socialistes depuis deux décennies, reconnaît les errements grecs en matière de gestion des fonds publics, générateurs de déficits.
"Le clientélisme grec était surtout basé sur des dépenses étatiques qui ont permis de recruter des fonctionnaires qui n'étaient pas indispensables", a-t-il dit cette semaine à Paris. "Ceux qui ont tiré la sonnette d'alarme ont été écrasés."
La fraude fiscale est un sport national, avec 600.000 agriculteurs qui ne paient pas d'impôts et des professions libérales qui acquittent des sommes ridicules à l'Etat grâce à la multitude des corporatismes qui empêchent tout mouvement.
Et de citer une anecdote personnelle: membre "honoraire" du barreau depuis qu'il a pris sa retraite d'avocat, il avait dénoncé à la télévision la "honte" que constitue selon lui la fiction qui permet aux avocats grecs d'afficher un revenu moyen d'à peine 1.500 euros par mois et des impôts en proportion.
"Le barreau m'a puni en me retirant le titre d'avocat honoraire", a-t-il déclaré.
CHANTAGE CHYPRIOTE
Le bilan diplomatique de l'adhésion d'Athènes n'est pas non plus jugé brillant par les responsables européens.
La Grèce n'a eu de cesse de promouvoir l'élargissement de l'Union européenne à Chypre, sans succès dans un premier temps.
Pour la France, il était irresponsable d'"importer" dans l'UE une île amputée de sa partie Nord-Est occupée par 30.000 soldats turcs depuis 1974 et où des casques bleus de l'Onu font régner une fragile paix armée depuis plus de vingt ans.
"Chypre a vocation à être dans l'Union européenne, mais l'Union européenne n'a pas vocation à prendre un morceau de Chypre et à prendre des problèmes qui ne sont pas les siens", déclarait ainsi en 1998 le président Jacques Chirac.
Mais la Grèce a menacé de bloquer l'adhésion des neuf autres pays qui devaient faire leur entrée dans l'UE en 2004 si son poulain chypriote était rejeté.
Le "chantage" a fonctionné. Les responsables européens se consolèrent en affirmant que l'adhésion de Chypre à l'UE faciliterait la conclusion d'un accord de paix. Six ans plus tard, les négociations sont toujours dans l'impasse.
L'adhésion de la Grèce à l'euro relève du même processus: une décision politique, et non économique. Mais si l'entrée dans l'Union européenne pouvait être justifiée par des arguments géopolitiques, l'adoption de l'euro aurait dû répondre à une pure logique économique, qui n'a pas été respectée.
En 2001, Athènes s'est qualifiée en satisfaisant à la surprise générale aux critères de Maastricht, notamment un déficit public inférieur à 3% du produit intérieur brut.
Trois ans plus tard, le 15 novembre 2004, la vérité éclate: le ministre grec des Finances, George Alogoskoufis, confirme devant ses pairs de l'Eurogroupe l'ampleur du maquillage des chiffres par les autorités athéniennes.
"Il a été prouvé que le déficit n'était pas retombé sous les 3% une seule année depuis 1999", reconnaît-il, un mois après avoir soutenu mordicus le contraire.
UNE GÉNÉRATION POUR REDRESSER LE PAYS ?
En fait, la Grèce avait été, et de loin, constamment au-dessus des 3% de 1997 à 2003, comme venait de le découvrir en septembre 2004 une mission d'Eurostat, l'Office statistique de l'UE, qui n'avait donc pas fait son travail avant 2001.
Mais les partenaires de la Grèce n'ont pas souhaité enfoncer le pays, d'autant plus que c'étaient les socialistes, et non le gouvernement conservateur de 2004, qui étaient aux affaires pendant toutes les années qui posent problème.
Et les feux d'artifice des Jeux olympiques de 2004, qui ont encore contribué à creuser le déficit, ont un temps fait oublier l'ampleur des problèmes structurels du pays.
En 2009, quand éclate la crise de la dette grecque, l'histoire se répète: le Premier ministre George Papandreou, qui vient de remporter les élections, découvre que le déficit n'est pas de 6% du PIB, mais plus du double.
C'est la fin du "rêve grec" et le début d'une descente aux enfers pour un pays qui détient désormais une dette de 160% de son PIB sans être capable de la rembourser, pour sa population contrainte à une cure d'austérité sans précédent et pour la zone euro, menacée dans son existence par la contagion.
Les gouvernements grecs successifs ont une part de responsabilité dans cette situation et reconnaissent volontiers que les milliards d'euros déversés par l'Europe ont été - au minimum - mal utilisés en raison d'une gouvernance défaillante et de la corruption administrative.
Mais les autorités européennes, Commission en tête, n'ont pas joué le rôle de vigie qui leur était dévolu.
Elles auraient par exemple dû surveiller les comptes publics grecs pour éviter des maquillages qui menacent désormais toute la zone euro par effet de contagion.
La leçon semble avoir été apprise et ce pays au nationalisme ombrageux se retrouve obligé de quémander l'aide de l'Union européenne et du Fonds monétaire international.
Il est de facto placé sous tutelle internationale et sa souveraineté est réduite à bien peu de choses.
Horst Reichenbach, qui a été durant six ans vice-président de la Berd (Banque européenne de reconstruction et de développement), a ainsi été nommé à la tête d'une "task force" d'une cinquantaine de personnes qui, à Athènes et à Bruxelles, gèrera - sans le dire - l'économie du pays sous couvert d'aide.
Il raconte être parfois surnommé "Reich" en Grèce, les premières lettres de son nom, en référence à l'occupation nazie particulièrement dure dans la péninsule hellénique.
Un haut responsable du gouvernement allemand, qui a lui aussi envoyé des équipes en Grèce pour mettre sur pied un cadastre et tirer un meilleur parti du tourisme, reconnaît que la Grèce ressemble ces jours-ci à un "protectorat".
"Ils perdent de plus en plus de leur autonomie. Il faudra une génération et un changement de mentalités pour que la Grèce recouvre sa souveraineté."
mercredi 12 octobre 2011
La Grèce et l'Union européenne, un mariage de déraison
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