TOUT EST DIT

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jeudi 10 mars 2011

La souffrance au travail est aussi une pathologie politique


Ce ne sont encore que quelques mots glissés à l'oreille d'un ministre (Christine Lagarde), mais ils témoignent d'un début de réaction. Après avoir été longtemps contraints à l'empathie et à la compassion face aux suicides survenus ces dernières années dans leur entreprise, tétanisés qu'ils étaient par la peur du syndrome Lombard - du nom de l'ancien PDG de France Télécom qui avait fait scandale, en septembre 2009, en évoquant une « mode » du suicide dans son groupe -, des dirigeants d'entreprises confrontées à ces drames en série (Renault, France Télécom-Orange, La Poste...) commencent à souligner les effets pervers d'une « sociologisation » de la souffrance professionnelle. Auscultée, analysée, médiatisée à l'excès, celle-ci finit par réinterpréter notre relation au travail en relation oppressive par nature. Un problème de management et d'organisation du travail devient « une mise en cause générale de la condition contemporaine du travail », pour reprendre l'expression du philosophe Emmanuel Renault, auteur de « Souffrances sociales » (1).


Bien sûr, il n'est nullement question de nier la réalité d'un phénomène qui concerne, pour l'essentiel, des entreprises de grande taille. L'essor du management par objectifs, de la culture du résultat et de l'évaluation individuelle, rendus encore moins soutenables quand la crise vient contrarier la performance ; la conduite parfois rugueuse de restructurations exigées par la concurrence et les impératifs de rentabilité ; le déclin du travail en coopération ; une tolérance moins forte à des tâches hier endurées mais aujourd'hui marquées du sceau de la pénibilité ; le profil heurté de carrières plus souvent qu'auparavant frappées de précarité ; la nécessité d'apprendre, parfois sur le tard, de nouveaux métiers dans une entreprise dont le coeur de l'activité est battu en brèche - par exemple, la distribution du courrier à La Poste -tout ceci induit, hormis des atteintes parfois physiques, un stress professionnel pouvant aggraver, jusqu'au drame, des fragilités personnelles préexistantes.


Si les conditions de travail créent une souffrance aujourd'hui bien documentée, il faut, cependant, se garder d'en tirer la moindre conclusion de portée générale sur sa place dans l'enchaînement qui conduit à l'acte suicidaire, tant celui-ci obéit à des déterminants à la fois bien plus intimes et complexes. Même lorsqu'il est intervenu sur le lieu de travail - et ce choix-là est rarement insignifiant -, un suicide ne se prête jamais à autopsie psychique, n'en déplaise à des syndicats comme SUD qui voudraient y voir un lien de causalité. « Si l'on excepte les suicides collectifs, l'euthanasie, les attentats suicides et les braves qui s'immolent pour défendre la liberté d'un peuple opprimé, nul ne sait - et n'est en droit de dire -pour quelles raisons un homme choisit de mettre fin à ses jours », soulignait justement, fin janvier, le philosophe Raphaël Enthoven quelques jours après le suicide d'un postier de Vitrolles, le cinquième depuis le début de l'année à La Poste des Bouches-du-Rhône (2).


A côté du philosophe, le statisticien rappellera que, dans une entreprise de la taille de La Poste (280.000 salariés), aussi peuplée que la ville de Strasbourg, compter entre 60 et 70 cas de suicides par an est, hélas, dans la triste moyenne française. Pourtant, sur le terrain, les syndicalistes de la CGT, et plus encore ceux de SUD, font rarement preuve de prudence, sinon de pudeur, dans l'interprétation de ces faits. Communs à de grands groupes, ces suicides font plus encore qu'étayer leurs revendications sur l'organisation du travail dans l'entreprise - celle-ci étant devenue la nouvelle question sociale après qu'ont été successivement relégués au second plan l'emploi, les salaires, puis les conditions de travail. Aux yeux de ces militants syndicaux d'extrême gauche, ces drames de la souffrance alimentent, en effet, la critique politique d'un modèle « néolibéral » censé poursuivre par d'autres moyens l'aliénation du travailleur, et l'atteindre jusque dans sa vie privée.


Il n'est pas fortuit que, à France Télécom et à La Poste, là où les suicides ont été surexploités, SUD soit en position de force, deuxième organisation syndicale, derrière la CGT, avec quelque 22 % des voix aux dernières élections professionnelles. Ces syndicats sont parvenus à renverser la symbolique du travail, vécu comme douloureux par nature (et non plus par dérive), et de l'entreprise, considérée par elle-même comme lieu de souffrance. C'est beaucoup de cette perception qui s'est exprimée, l'an dernier, dans la contestation de la réforme des retraites, la retraite étant vécue comme un âge d'or de la vie par opposition à la longue endurance professionnelle.


Cette analyse n'est pas partagée, loin de là, par tous les syndicats. « La souffrance psychologique au travail est la résultante de problèmes d'organisation, de gestion ou de management, mais elle n'est pas un postulat. Pour nous, le travail est d'abord une source d'enrichissement personnel et d'apprentissage de l'autonomie, un élément d'émancipation et d'épanouissement », défend Marcel Grignard, secrétaire national et « tête pensante » de la CFDT. Pour son procès du travail contemporain, SUD trouve des alliés objectifs dans les cabinets spécialisés en prévention du stress, comme Ifas, Stimulus ou Technologia, auxquels le ministère des Affaires sociales a ouvert un marché (estimé, dès 2009, à une quinzaine de millions d'euros) avec les accords de prévention des risques psychosociaux. Souvent dirigés par des psychiatres, ces cabinets ont contribué à placer la relation de travail dans le champ très privé de la psychologie. Paradoxe, puisque cela sape la légitimité de l'action syndicale. Conscients du danger, les syndicats de La Poste viennent, discrètement, de s'engager auprès de la direction - mais sans être certains d'être suivis par leurs bases -à ne plus monter en épingle chaque cas de suicide.

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