TOUT EST DIT

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lundi 11 octobre 2010

Musiciens en semi-liberté sous Lénine et Staline

La Cité de la musique, à Paris, s'est toujours distinguée par des expositions temporaires remarquablement variées, mais chaque fois ciblées avec goût et expertise : "Lénine, Staline et la musique", qui ouvre le 12 octobre, laissera la place à "Brassens ou la liberté" (du 15 mars au 21 août 2011). Cette nouvelle thématique, exposée à travers esquisses, dessins, tableaux, maquettes, costumes de théâtre, films et partitions, est une "chronique de la vie musicale des trente premières années de la Russie soviétique, de la révolution d'octobre 1917 à la mort de Staline en 1953", selon le libellé même des organisateurs.
Les mélomanes pourraient s'interroger sur l'intérêt de s'arrêter à une période qui vit les plus grands compositeurs russes fuir la révolution et leur pays natal : Serge Rachmaninov (1873-1943) et Serge Prokofiev (1891-1953) s'en vont, alors qu'Igor Stravinsky (1882-1971) était déjà en France avant le début de la première guerre mondiale.

Mais c'est oublier Dimitri Chostakovitch (1906-1975), dont les liens apparemment ambigus avec le pouvoir soviétique seraient en eux-mêmes un sujet de réflexion monographique ; c'est aussi oublier que Prokofiev, après avoir connu une gloire éclatante en Occident, se réinstalle en URSS au milieu des années 1930 (pour y mourir le même jour que... Staline !) ; c'est, enfin, négliger une myriade d'artistes qui ont profité de l'extraordinaire période de semi-liberté esthétique au lendemain d'octobre 1917, mais dont les recherches avaient commencé dès 1913.

Ainsi Arthur Lourié (1892-1966), portraituré en 1915 par Lev Bruni en "bourgeois" nonchalant (costume trois-pièces, noeud papillon, comme Marc Chagall lui-même dans un singulier autoportrait de 1914), écrit-il cette même année Formes en l'air, dédiées à Picasso, une partition moderniste dont les silences, laissés à la courtoisie de l'interprète, sont figurés par des "blancs acoustiques". Autre exemple, un projet de décor pour l'opéra, du peintre suprématiste Kazimir Malevitch (1879-1935), montre, en 1913, une préfiguration de son fameux Carré noir sur fond blanc, exposé en 1915...

Jusqu'à la fin de la décennie, sous l'égide d'Anatoli Lounatcharski (1875-1933), commissaire en chef du Narkompros (Commissariat du peuple à l'instruction publique), les arts vivront une salutaire ère d'ébullition créative dont les derniers feux correspondent, en 1929, à la démission de ce dernier et, symboliquement, à l'expulsion de Léon Trotski, à la mort de Serge de Diaghilev et au krach boursier de Wall Street.

Mais cette période de perestroïka esthétique n'est pas exempte de tensions : les premiers exemples de musiques prolétariennes (et leur simplification souvent consternante) s'opposent au langage atonal d'un Nicolas Roslavets (1881-1944). Il se verra, comme Chostakovitch plus tard, contraint de fabriquer des excuses publiques au pouvoir afin de sauver sa peau.

L'exposition, placée sous le commissariat du musicologue Pascal Huynh, montre parfaitement cette cassure au tournant des décennies 1920 et 1930 : on passe brutalement de tableaux, maquettes et costumes futuristes et abstraits à un art figuratif et monumental. Mais, cette exposition le montre bien, certaines tendances modernistes étaient calquées sur des modèles d'Europe occidentale tandis que des oeuvres de style pompier ne manquaient pas de grandeur, en musique comme en peinture.

Pascal Huynh a fait plusieurs voyages en Russie afin d'obtenir ces documents dont certains sont exceptionnels : "J'ai dû convaincre à plusieurs reprises du sens de cette exposition, mais n'ai ressenti aucune censure envers ce sujet", a-t-il confié au Monde. Il aura toutefois souffert de la désorganisation et du laisser-aller de certaines institutions et de leur personnel. "Il m'a fallu aussi contourner certains ayants droit pour obtenir le prêt d'originaux, comme les partitions de Chostakovitch, avoue le commissaire... Mais je suis très fier d'avoir fait sortir pour la première fois du pays des documents rares, comme les brevets originaux du prix Staline."

Cette manifestation, à la fois lisible et foisonnante, ravira aussi bien le profane que le spécialiste, l'amateur d'arts plastiques que de musique : entre les tableaux de cette exposition, il est possible d'écouter à l'aide d'un casque sans fil des exemples musicaux et de les lire sur les partitions mêmes.



Lénine, Staline et la musique.
Musée de la musique, Cité de la musique, 221, avenue Jean-Jaurès Paris 19e. Tel. : 01-44-84-44-84.MoPorte de Pantin. Cite-musique.fr. Jusqu'au 16 janvier 2011. De 4€ à 10€.




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