TOUT EST DIT

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jeudi 17 juin 2010

Nuages sur l'avenir de l'Inde "pharmacie du monde"

Loon Gangte est "inquiet". Tee-shirt noir et yeux bridés des habitants du Nord-Est indien, le président du Delhi Network of Positive People (NDPP) reçoit en son bureau logé dans une venelle cabossée d'un faubourg de la capitale indienne. Son inquiétude ? L'Europe.
Tête d'affiche de la mouvance des défenseurs des victimes du sida, Loon Gangte ne cesse de sonner l'alarme à propos des négociations en cours entre l'Union européenne (UE) et l'Inde sur un accord de libre-échange aux vastes implications dans le domaine de la propriété intellectuelle. La crainte de Loon Gangte, c'est que ce futur accord - dont la signature est attendue avant la fin de l'année -, fragilise une industrie indienne des médicaments génériques jusqu'à présent très dynamique et hypothèque donc l'accès à des traitements bon marché.

Dans un pays où le nombre de séropositifs se chiffre à 2,3 millions de personnes, et où les dispositifs de protection sociale sont embryonnaires, l'affaire est d'une extrême sensibilité. "C'est une question de vie et de mort pour nous", met en garde Loon Gangte, lui-même séropositif depuis 1997.

L'inquiétude est relayée par Médecins sans frontières (MSF) qui s'approvisionne généreusement depuis la fin des années 1990 en cocktails antirétroviraux auprès des producteurs de génériques indiens pour les redistribuer à travers le monde, notamment en Afrique.

L'Inde des génériques, cette fameuse "pharmacie du monde", serait-elle en danger ? Serait-elle menacée par un alignement inexorable sur les normes de propriété intellectuelle imposées par l'adhésion de New Delhi à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) remontant à 1995 ? Déjà, l'Inde avait dû adopter une loi en 2005 reconnaissant l'existence de brevets dans le domaine pharmaceutique (déniée aux producteurs originaux en 1972 par l'ex-première ministre Indira Gandhi) tout en introduisant des garde-fous protégeant dans une certaine mesure les intérêts de l'industrie nationale des génériques. Mais au-delà de cette insertion dans le droit indien des accords Aspects du droit de la propriété intellectuelle relatifs au commerce (ADPIC), l'Inde est maintenant incitée de signer des accords bilatéraux durcissant encore les verrous, prix à payer à son intégration dans le village global.

La pression vient d'Europe comme des Etats-Unis où s'activent les sociétés pharmaceutiques multinationales qui ont toujours dénoncé le "piratage intellectuel" en cours, en Inde, à une vaste échelle. Le marché indien est dominé à 95 % par les médicaments génériques, et à 80 % par des compagnies nationales.

L'UE a beau se montrer rassurante, expliquant à la presse indienne que le futur accord ne limitera en aucun cas la "capacité de l'Inde à produire et à exporter des médicaments sauvant des vies", le scepticisme domine autant dans les milieux associatifs que chez les producteurs indiens. L'inquiétude générale a récemment été attisée par la fuite d'une version provisoire de l'accord.

Le texte est à ce stade sans valeur juridique, mais les défenseurs de l'industrie générique indienne le brandissent comme la preuve du complot en train de se tramer. Trois dispositions retiennent toute leur attention. En premier lieu, la clause dite de l'"exclusivité des données" rendrait plus difficile l'agrément par l'autorité administrative indienne d'un médicament générique en se basant sur les essais déjà effectués par le producteur original, propriétaire d'informations jugées "confidentielles". Une deuxième clause permettrait de rallonger la longévité du brevet en ajoutant à sa durée de vie légale (en général vingt ans) le délai de traitement de la requête par l'autorité administrative indienne (en moyenne trois ans).

Enfin, l'accord faciliterait les pratiques de saisine à la frontière de cargaisons de génériques en transit vers des pays tiers. Déjà, les douanes européennes ont confisqué, sur la base de plaintes émises par des producteurs originaux, des chargements venant d'Inde et, notamment, destinés à l'Afrique.

L'estocade fatale ? Ce projet d'accord ne fait que renforcer le pessimisme de certains professionnels indiens sur leur avenir. "En 2015, les multinationales contrôleront tout le marché", annonce tout de go Yusuf Hamied, le flamboyant patron du groupe Cipla - producteur de formules génériques de cocktails antirétroviraux - célébré, un temps, comme un "Robin des Bois" ouvrant l'accès aux soins des plus pauvres.

Déjà, les compagnies étrangères se glissent en Inde, multipliant les acquisitions à prix fort - Ranbaxy par Daïchi Sankyo et une partie de Piramal par Abbott - afin de surfer sur un marché en croissance moyenne de 12 % à 13 % et dont PricewaterhouseCoopers anticipe qu'il vaudra 50 milliards de dollars (40,7 milliards d'euros) en 2020.

La disparition des champions nationaux de l'Inde générique ? "Sûrement pas", nuance Dilip Shah, secrétaire général de l'Alliance indienne pharmaceutique, plus optimiste. Selon lui, l'axe Brésil-Inde-Chine-Afrique du Sud va "renforcer son unité et résister" à l'offensive actuelle des multinationales.

Frédéric Bobin

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