TOUT EST DIT

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mercredi 2 juin 2010

Molière, notre contemporain

Jean-Baptiste Poquelin dit Molière est sans doute l'auteur le plus familier des Français. Sa personnalité garde pourtant une part d'ombre. La nouvelle édition des oeuvres complètes dans la Pléiade, enrichie de quarante ans de recherches, lui rend un bel hommage.

Molière est le plus cool des classiques. Non seulement il nous fait encore rire, mais il n'exige de nous presque aucun effort d'adaptation. N'importe quel francophone de 2010, qu'il soit docte ou manant, comprend son vocabulaire, saisit l'ironie de ses dialogues, situe ses personnages dans la pyramide sociale. Contrairement à ses confrères les tragédiens, Molière nous accueille à bras ouverts, sans chichis, à la fortune du pot. Voilà pourquoi il demeure le dernier espoir des professeurs : grâce à lui, ils ont une petite chance d'amener leurs élèves à négliger pendant quelques heures les milliers d'amis qui les attendent sur Facebook, pour se moquer des gros nases à perruque, des blaireaux Grand Siècle et des bouffonnes enrubannées. De toute façon, si Molière échoue, aucun autre auteur du programme n'y parviendra.

C'est donc sans la moindre timidité qu'on s'immerge dans la nouvelle édition de ses Oeuvres complètes dirigée par Georges Forestier et Claude Bourqui. Bien entendu, on n'échappe pas au léger tournis que procurent toujours les volumes de la Pléiade, par exemple en découvrant que certaines personnes sont capables de vous dire ce que faisait Jean-Baptiste Poquelin n'importe quel jour, et presque à n'importe quelle heure, à partir de son retour à Paris, c'est-à-dire entre 1658 et 1673.

Les amateurs éclairés étudieront à la loupe les nouveaux angles et les précisions apportés par quarante ans de recherches érudites (l'édition précédente remonte à 1971) ; ils soupèseront aussi les arguments qui justifient l'abandon de l'ordre chronologique des créations au profit de l'ordre de publication des oeuvres. Les profanes, quant à eux, accorderont une confiance aveugle à Georges Forestier sur tous ces points, et préféreront chercher dans son introduction et dans ses notices une réponse à la question fondamentale : par quel miracle le "comique de connivence" de Molière fonctionne-t-il avec les spectateurs de toutes origines et de toutes les époques ?

On a longtemps insisté sur le caractère populaire de ses pièces ; héritier de la farce du Moyen Age tardif, inspiré par la commedia dell'arte, il aurait été une sorte de passerelle entre le burlesque et une forme plus élaborée de comique. Une thèse d'autant plus séduisante qu'elle semble confortée par des exemples récents : quand ils ont voulu s'élever au-dessus de leur style ordinaire sans pour autant se couper de leurs admirateurs, Fernand Raynaud a joué Le Bourgeois gentilhomme et le Sganarelle de Dom Juan, tandis que Louis de Funès cherchait dans tous les coins la cassette de L'Avare. Mais Forestier démonte cette construction de l'esprit en se fondant sur le prix assez prohibitif des places : à Paris, à Versailles, mais aussi dans les villes du Midi où il apprit son métier, Molière s'adressait à des aristocrates et à des bourgeois aisés, à un public très voisin, en somme, de celui de Corneille et Racine. Et dans ce panel de spectateurs, il en était un qui décidait du succès : le roi en personne, plus exactement le jeune Louis XIV, puisqu'il n'avait que 35 ans à la mort de son amuseur fétiche. Une gazette rapporte : "On joua L'Ecole des femmes,/Qui fit rire Leurs Majestés/Jusqu'à s'en tenir les côtés."

Un souverain, des nobles, des marchands. Et des femmes, beaucoup de femmes, aussi bien dans la salle que sur scène. Célimène, Nicole, Hyacinthe, Angélique, Toinette, Elvire... C'est une des raisons pour lesquelles le monde de Molière nous est si familier, et si sympathique. Certes, ses jeunes filles sont souvent maltraitées : considérées comme une monnaie d'échange, elles semblent condamnées à épouser des personnages grotesques, voire de vieux barbons qui ont plusieurs fois leur âge. Et la misogynie atteint de réjouissants sommets, comme dans ces vers prononcés par Arnolphe :
"Votre sexe n'est là que pour la dépendance.
Du côté de la barbe est la toute-puissance."

Mais dans cette civilisation mondaine, en cette époque galante, la sagesse sort souvent de la bouche des servantes, les chevilles sont découvertes, les gorges décolletées, les ridicules équitablement partagés entre fâcheuses et fâcheux. Et le public, masculin comme féminin, applaudit lorsque Lucile, Elise, Agnès ou Lucinde finit par se marier avec le lascar de son choix. Bref, le Français de 2010 se sent beaucoup plus proche de ses lointains ancêtres que de bien des sociétés contemporaines dans lesquelles le rapport entre barbe et toute-puissance n'a rien d'une plaisanterie...

Une autre évidence s'impose vite quand on feuillette ces deux volumes de théâtre : il est aussi agréable de lire Molière que de l'écouter. Du coup, il devient le grand frère des romanciers du XIXe siècle et du début du XXe. Ecrites noir sur blanc plus encore que sur scène, les répliques de L'Avare font penser au père d'Eugénie Grandet. M. Jourdain croise Bouvard et Pécuchet, Mme Verdurin pérore chez les femmes savantes, le pharmacien Homais et le pauvre Charles Bovary tentent en vain de soigner Argan. Mais n'est-ce pas la preuve d'un semi-échec, si l'on se rappelle la double ambition affichée par Molière : "Le Devoir de la Comédie étant de corriger les Hommes en les divertissant ; j'ai cru que dans l'emploi où je me trouve, je n'avais rien de mieux à faire, que d'attaquer par des peintures ridicules les vices de mon Siècle." S'il a diverti les hommes, il n'en a pas corrigé un seul. Reposez un instant votre Pléiade pour allumer votre télévision ou sortir dans la rue : croyez-vous qu'il y ait moins de malades imaginaires, de tartuffes, d'harpagons ou de misanthropes qu'au temps du Roi-Soleil ?

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